Loin de ne se concentrer que sur l’Irak et la Syrie, l’influence politique et militaire de l’Iran touche également tous les territoires qui, par le passé, ont pu se trouver sous son autorité. Moins « populaires » dans les médias occidentaux, ces conflits n’en restent pas moins importants d’un point de vue géopolitique et susceptibles d’avoir des conséquences lourdes pour l’équilibre de toute une région.
C’est précisément le cas en Transcaucasie – le Caucase du Sud qui regroupe l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie, et connaît comme voisins immédiats la Turquie et l’Iran – où se joue depuis 1993 une querelle territoriale entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan autour de l’indépendance du Haut-Karabagh.
Enclave majoritairement peuplée d’Arméniens et rattachée en 1921 à l’Azerbaïdjan, qui a bénéficié d’un statut autonome sous l’ère soviétique, cette province s’est déclarée indépendante le 2 septembre 1991, une autonomie que même l’Arménie alliée n’a pas reconnue. Trois ans de conflit (1991-1994) entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie ont finalement abouti à un simple accord de cessez-le-feu, sous l’égide du groupe de Minsk (qui regroupe la Biélorussie, l’Allemagne, l’Italie, la Suède, la Finlande et la Turquie, ainsi que l’Arménie, l’Azerbaïdjan et les pays de la Troïka de l’OSCE). L’accord confie le contrôle du territoire à l’Arménie – puisqu’il est majoritairement peuplé d’Arméniens – mais le rattache administrativement à Bakou.
Cette paix incertaine et désavantageuse pour l’Azerbaïdjan, n’ayant jamais abouti à un véritable règlement politique de ce contentieux, permet ainsi des flambées de violence régulières dans la région. Aidé par ses puissantes ressources pétrolières et ses acquisitions de matériel militaire russe, l’Azerbaïdjan tente aussi d’impliquer d’autres puissances étrangères, comme la Turquie, tout en menaçant régulièrement d’user de la force en cas d’échec des négociations. Le dernier affrontement grave date ainsi d’avril 2016, lors de la « guerre des quatre jours » qui a fait 160 morts. Bakou a finalement repris rapidement le chemin des négociations dans un format international, plutôt que de voir la seule Russie résoudre le problème en menant un dialogue bilatéral. Depuis, la région connaît une relative stabilité, qui reste néanmoins très précaire.
L’Iran se sent naturellement concerné par ce conflit pour des raisons à la fois géographiques, culturelles et historiques.
Comptant la principale communauté azérie avec 22 millions d’habitants – l’Azerbaïdjan lui-même n’en compte que 10 millions – l’Iran touche par l’ouest de son territoire à ce carrefour entre l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Turquie, et donc au cœur du conflit au Haut-Karabagh. Dès le règne d’Ismaïl Ier, fondateur de la dynastie safavide en Iran, la province elle-même fit longtemps partie de la Perse impériale, et ses premières velléités d’autonomie datent d’ailleurs de l’empereur Nadir Shah, qui en fit une principauté indépendante mais vassale, le khanat du Karabagh. En 1813, le traité de Golestan confirma cependant l’annexion de la région par les Russes.
Pour des raisons évidentes, l’Iran a toujours considéré avec méfiance la création d’un Azerbaïdjan indépendant à ses portes, y compris sous l’ère soviétique, et craint de voir l’Azerbaïdjan iranien faire sécession et s’y rattacher, comme le souhaitent des groupes séparatistes azéris.
Dans le conflit du Haut-Karabagh, l’Iran a officiellement observé une certaine neutralité, reconnaissant le droit de l’Azerbaïdjan d’administrer cette province, tout en soutenant la position arménienne. Longtemps, Téhéran s’est même proposé comme médiateur dans la résolution du contentieux territorial. Lors des affrontements qui ont opposé les deux pays en 2016, l’Iran a pourtant discrètement soutenu l’Arménie en logistique et matériel militaire, et depuis 2018, celle-ci lui a rendu son soutien en permettant à son système bancaire d’assurer des transactions avec l’Iran et de contourner les sanctions économiques américaines.
Néanmoins, depuis plusieurs mois, les Iraniens semblent avoir décidé de se rapprocher ostensiblement de l’Arménie au détriment de l’Azerbaïdjan, quitte à déstabiliser une région à l’équilibre fragile en impliquant, par le jeu d’alliances, la Turquie et la Russie, mais aussi les Etats-Unis et Israël.
En avril dernier, les autorités azéries ont ainsi découvert des convois d’aide alimentaire, énergétique et de matériel militaire en provenance d’Iran, à destination du gouvernement arménien du Haut-Karabagh, L’information a été réfutée par Téhéran et taxée de « fake news » diffusée par les séparatistes azéris, sans que cela réussisse à convaincre le régime de Bakou.
Certes, l’Arménie voit un certain intérêt à développer sa coopération avec l’Iran, mais elle risque, ce faisant, de compromettre ses bonnes relations avec les Etats-Unis, jusqu’ici très tolérants envers l’aide qu’elle apporte à Téhéran.
Mais Washington reste aussi un allié majeur de l’Azerbaïdjan, aux côtés d’Israël et de la Turquie, en raison de ses importantes ressources pétrolières et gazières. Dans la lignée de la stratégie globale menée par l’Iran au Moyen-Orient, l’ingérence iranienne dans le Haut-Karabagh menacerait donc directement les intérêts américains, israéliens et turcs, sur un théâtre d’opérations qu’il maîtrise d’autant plus qu’il se situe à ses portes et dans son aire d’influence culturelle. L’absence probable de réponse américaine et le désintérêt évident que les Etats-Unis ont manifesté depuis deux ans envers la situation du Caucase, risquent fort de constituer pour l’Iran un blanc-seing l’autorisant à poursuivre ses attaques contre l’hégémonie américaine.
Pour autant, cette déstabilisation du Caucase du Sud, outre qu’elle place l’Arménie dans une position très fâcheuse pour ses propres intérêts, risque d’attirer la Russie et la Turquie sur l’échiquier, alors que les deux pays s’affrontent déjà en Syrie et en Libye. Est-ce une bonne stratégie, y compris pour l’Iran, d’attirer à ses frontières autant de grandes puissances militaires dans un contexte où il est déjà très fragilisé sur le plan domestique ? Rien n’est moins certain.
Par Ardavan Amir-Aslani.
paru dans l’Atlantico du 21/06/2020.