Si l’Iran incarne un “problème” pour les États-Unis depuis 1979, la politique iranienne de Washington s’est refusée depuis près de vingt ans à faire d’Israël son bras armé contre Téhéran. Face au risque d’une déstabilisation totale du Moyen-Orient et de voir l’Iran s’équiper de capacités nucléaires à des fins militaires, les Américains ont toujours soigneusement évité de contribuer à toute escalade.
Éviter à tout prix la confrontation
Aussi surprenant que cela puisse paraître, cette ligne de conduite s’est invariablement maintenue en dépit des alternances politiques. En 2008, Georges W. Bush avait refusé de fournir des bombes “anti-bunker” à Tel-Aviv et de soutenir son projet de bombarder l’Iran. De même, son successeur Barack Obama avait confirmé publiquement sur CNN en 2009 qu’il ne donnerait jamais le feu vert à Israël pour entreprendre une telle action, tandis qu’Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, avait condamné l’assassinat d’un scientifique iranien par l’État hébreu en 2012. Donald Trump lui-même, pour une fois bien conseillé, a résisté à cette même tentation, se limitant à retirer son pays du Joint Comprehensive Plan of Action [JCPoA, autrement dit l’accords- de Vienne, ndlr] – décision dont Benjamin Netanyahu se serait vanté d’avoir été l’instigateur.
“Le choix d’éviter à tout prix la confrontation directe avec l’Iran était un choix de bon sens. Au fil des années, une réalité est restée intangible : une telle guerre aurait des conséquences incalculables”
Le choix d’éviter à tout prix la confrontation directe avec l’Iran était un choix de bon sens. Au fil des années, une réalité est restée intangible : une telle guerre aurait des conséquences incalculables d’abord pour les Iraniens, qui se battent pour leur liberté et leur dignité, pour le Moyen-Orient, mais aussi pour les États-Unis et le reste du monde.
La nouvelle voie ambiguë de l’administration Biden
Or, en dépit de nombreuses promesses de campagne, l’administration Biden semble s’écarter du chemin tracé par ses prédécesseurs. Récemment, l’ambassadeur des États-Unis en Israël laissait entendre que l’État hébreu “devait et pouvait faire tout ce qui lui semblait nécessaire face à l’Iran”, et ce avec l’approbation américaine – une référence à peine voilée à une action militaire.
“En dépit de nombreuses promesses de campagne, l’administration Biden semble s’écarter du chemin tracé par ses prédécesseurs”
Cette déclaration n’est pas un cas isolé. À la suite de la frappe israélienne contre une usine d’armements d’Ispahan le 29 janvier dernier, Washington a confirmé, de manière inhabituelle, qu’il s’agissait d’une action menée conjointement avec Israël pour contrer les ambitions nucléaires et militaires de l’Iran. Interrogé sur le sujet, Antony Blinken n’a apporté aucun démenti, ni commentaire sur le potentiel dévastateur d’une telle opération.
Faire d’Israël un proxy régional ?
Ces prises de position sont difficiles à interpréter. Face à un Iran qui s’affranchit inexorablement de ses obligations nucléaires et augmente très rapidement son enrichissement d’uranium, on pourrait y voir une volonté des États-Unis de privilégier l’option militaire au détriment de la diplomatie, toujours dans l’impasse, et de faire véritablement d’Israël un proxy régional contre la plus puissante armée du Moyen-Orient.
“Face à un Iran qui s’affranchit inexorablement de ses obligations nucléaires et augmente très rapidement son enrichissement d’uranium, on pourrait y voir une volonté des États-Unis de privilégier l’option militaire”
Cette orientation intervient en effet dans un contexte où l’Iran, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, affirmait encore la semaine dernière en Irak disposer d’un “plan B” en cas d’échec de la diplomatie, alors que l’administration Biden ne considère plus la résurrection du JCPoA comme l’une de ses priorités. Ce “plan B” concerne très certainement l’accroissement des capacités nucléaires de l’Iran, d’autant que l’AIEA [Agence internationale de l’énergie atomique] soupçonne Téhéran de disposer d’ores et déjà d’uranium enrichi à 84 % (quand le seuil pour produire une arme nucléaire est de 90 %).
Guerre de l’ombre en cours
De plus, la poursuite de la guerre de l’ombre entre Téhéran et Tel-Aviv semble valider le risque d’escalade. En réponse à l’attaque israélienne à Ispahan fin janvier, l’Iran a frappé un tanker en mer d’Arabie appartenant à un milliardaire israélien, tandis que jeudi 23 février, des tirs antiaériens, qualifiés “d’exercices” par les gardiens de la révolution, ont été observés près de Karaj, à 30 kilomètres de Téhéran.
“La poursuite de la guerre de l’ombre entre Téhéran et Tel-Aviv semble valider le risque d’escalade”
Les faits étant têtus, il est difficile de nier que l’administration Biden ne s’est démarquée en rien de la politique israélienne de Donald Trump. Les États-Unis n’ont pas rapatrié l’ambassade américaine de Jérusalem à Tel-Aviv, reconnaissent toujours la loi israélienne sur le plateau du Golan (qui entérine son annexion au mépris du droit international), soutiennent enfin les accords d’Abraham, qui cherchent à faire abstraction du conflit israélo-palestinien plutôt que de tenter de le résoudre.
Un conflit de plus, est-ce vraiment nécessaire ?
Pour autant, les Américains ont-ils véritablement l’intention d’accorder un blanc-seing à Israël et de lancer une confrontation d’envergure avec l’Iran ? Soutenir aveuglément l’État hébreu dans ses choix politiques et stratégiques entache la crédibilité de Washington – qui conteste l’annexion russe de la Crimée, mais tolère la colonisation israélienne dans les territoires palestiniens – et lui fait aussi courir le risque d’entraîner les États-Unis dans une troisième crise géopolitique qu’ils n’ont ni l’envie, ni les moyens d’assumer. La guerre en Ukraine promet d’être longue et son issue incertaine, en plus de réclamer des investissements logistiques et financiers colossaux. Les tensions avec la Chine autour de l’indépendance de Taïwan laissent craindre tôt ou tard un dérapage dans le Pacifique. Alors que les négociations sur le nucléaire iranien sont toujours officiellement au point mort, on comprend mal en quoi une guerre totale au Moyen-Orient, région qui réussit si peu aux États-Unis, servirait leurs intérêts.
“Soutenir aveuglément l’État hébreu dans ses choix politiques et stratégiques risque d’entraîner les États-Unis dans une troisième crise géopolitique qu’ils n’ont ni l’envie, ni les moyens d’assumer”
La situation domestique de l’Iran et les points de friction persistants sur le nucléaire ont éloigné les États-Unis de la table des négociations. Pour autant, et bien qu’ils l’aient nié, la presse outre-Manche s’est fait l’écho de leur opposition à la désignation des gardiens de la révolution comme organisation terroriste par le gouvernement britannique, au prétexte que si tous les signataires du JCPoA suivaient l’exemple américain, les négociations sur le nucléaire seraient définitivement closes. Agiter le spectre de la guerre tout en maintenant la voie des négociations ouvertes, voilà une stratégie diplomatique somme toute très classique. Comme toute nation, les États-Unis manient aisément l’ambivalence, les déclarations officielles et les discussions officieuses, ainsi que la rhétorique guerrière, comme autant de moyens de pression pour faire pencher un bras de fer diplomatique en leur faveur.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 01/03/2023.