L’affrontement entre la Chine et les États-Unis, qui va sans nul doute occuper les relations internationales au cours de la prochaine décennie, s’exprime particulièrement dans le Pacifique, zone où les deux pays rivalisent en influence. Le potentiel de la région est évidemment à souligner puisque l’ensemble des États du Pacifique Sud disposent d’un droit de regard sur un espace maritime trois fois plus grand que l’ensemble continental nord-américain : celui-ci s’étend du sud d’Hawaï aux zones économiques exclusives du Japon, des Philippines et de l’Australie.
Pourtant, le focus américain semble s’opérer davantage sur le déploiement militaire, certes renforcé par le relais que constitue l’Australie dans le cadre de l’Aukus [alliance militaire de l’Australie, des États-Unis et du Royaume-Uni, ndlr] que sur la diplomatie d’influence.
Or, en multipliant les efforts de coopération bilatérale, les partenariats, tout simplement en parcourant inlassablement les États insulaires de la région – le ministre des Affaires étrangères chinois effectuait au mois de mai sa deuxième tournée de huit îles du Pacifique en 6 mois – c’est précisément là une erreur que la Chine n’a pas commise.
Humanitaire vs coopération : deux conceptions de la diplomatie d’influence
La différence majeure entre les deux grandes puissances rivales tient sans doute à la définition qu’elles donnent de la diplomatie d’influence. Là où les États-Unis conçoivent encore l’aide au développement comme de l’aide humanitaire, avec toute la connotation négative qui peut y être attachée, la Chine parle avant tout d’“amitié” et de coopération. Après le tsunami survenu aux îles Tonga, par exemple, Pékin a offert des milliers de bourses pour une formation professionnelle et diplomatique en gestion des risques naturels, quand les États-Unis et leurs alliés l’Australie et la Nouvelle-Zélande se contentaient d’une aide d’urgence “classique”.
“Là où les États-Unis conçoivent encore l’aide au développement comme de l’aide humanitaire, avec toute la connotation négative qui peut y être attachée, la Chine parle avant tout d’“amitié” et de coopération”
L’offre promise par la Chine est simple et déjà largement éprouvée sur d’autres continents dans le cadre du vaste projet des nouvelles routes de la Soie : un billet à bord du “train express du développement”, promesse assortie d’investissements financiers, bourses et formations généreusement allouées par Pékin, en échange d’accords de coopération dans divers secteurs comme l’économie, la recherche et l’exploitation des ressources naturelles, ainsi que l’entraînement des forces de sécurité locales. Elle sait aussi circonvenir les élites politiques, essentiellement par le biais financier, afin d’obtenir un soutien politique et une censure efficace des médias locaux. On mesure l’avantage stratégique qu’apporterait à la Chine la possession, ou du moins l’accès sans restriction, à des ports et aéroports locaux en matière de sécurité ou d’opérations militaires, ce qu’elle a récemment obtenu grâce à de nouveaux accords bilatéraux avec les îles Salomon.
Les États-Unis absents de la zone depuis des décennies
La nature ayant horreur du vide, une telle hégémonie s’est déployée grâce à l’absence notable des Américains dans la région, qui accusent ainsi un grave et étonnant retard dans une zone au fort potentiel stratégique, géographiquement proche, et où ils bénéficiaient d’une présence historique datant de la Seconde guerre mondiale. En février dernier, Antony Blinken a été le premier secrétaire d’État américain à se rendre dans les îles Fidji en 36 ans. Pour faire face à la Chine, “seul pays capable à la fois de refaçonner l’ordre mondial et de disposer du pouvoir économique, diplomatique, militaire et technologique pour y parvenir”, il a promis que les États-Unis “refaçonneraient l’environnement stratégique autour de Pékin”. Mais n’est-il pas déjà trop tard dans certaines zones pourtant cruciales, comme le Pacifique ?
“L’influence diplomatique américaine dans la région semble en totale déshérence, un vrai contraste avec les années 1940 durant lesquelles les Américains ont construit la plupart de ses aéroports et hôpitaux, de concert avec leurs alliés, dans le but de renforcer le front anti-japonais”
De l’avis de nombreux observateurs australiens ou néo-zélandais, les États-Unis n’y ont pas de présence significative. Au-delà des démonstrations de force militaire, notamment depuis la création de l’Aukus, l’influence diplomatique américaine dans la région semble en totale déshérence, un vrai contraste avec les années 1940 durant lesquelles les Américains ont construit la plupart de ses aéroports et hôpitaux, de concert avec leurs alliés, dans le but de renforcer le front anti-japonais. Huit décennies plus tard, la plupart de ces infrastructures nécessiteraient une modernisation en phase avec les enjeux stratégiques actuels, et pour l’heure, les démarches de Washington en ce sens semblent quasi nulles. Certes, les Américains possèdent plusieurs bases militaires dans l’île de Guam, et maintiennent des liens étroits avec certains pays à la situation géographique avantageuse comme les îles Marshall. Mais l’administration Biden aura pris près d’un an pour présenter sa stratégie dans l’Indo-Pacifique, au demeurant vide d’éléments concrets. Quand la Chine prend soin d’ouvrir une ambassade de plein exercice dans chacun des États du Pacifique, les États-Unis se contentent d’une seule ambassade implantée à Suva, la capitale des îles Fidji, qui a pour mission de couvrir cinq pays et ne dispose même pas d’un staff diplomatique permanent.
Un accueil mitigé aux projets chinois
Ambitieux, très visibles, mais aussi très clivants, les projets régionaux de la Chine ne sont pourtant pas toujours accueillis favorablement. Dans ce combat de titans, les nations du Pacifique ne souhaitent pas “être l’herbe foulée par les éléphants”… La tournée régionale du ministre chinois des Affaires étrangères a ainsi été assombrie par le refus catégorique de la Micronésie de signer le fameux accord de coopération sécuritaire.
“La tournée régionale du ministre chinois des Affaires étrangères a ainsi été assombrie par le refus catégorique de la Micronésie de signer le fameux accord de coopération sécuritaire”
Dans une lettre envoyée à ses homologues, son chef d’État les mettait en garde contre le véritable projet de la Chine : substituer une relation multilatérale où la Chine et le Pacifique Sud traiteraient d’égal à égal, à une relation bilatérale qui permettrait à Pékin “d’orienter la fidélité du Pacifique dans sa direction”, avec toutes les conséquences géopolitiques que cela impliquerait, par exemple en cas d’invasion de Taïwan. Pour sa part, la Micronésie avait déjà fait le choix de se placer sous l’égide américaine à l’été 2021, au travers d’un accord prévoyant l’installation d’une base militaire sur son territoire. Dans sa foulée, d’autres États comme la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les Samoa et les Palaos, qui reconnaissent diplomatiquement Taïwan, ont rejeté la “vision commune de développement” chinoise et n’ont accepté qu’un accord portant sur l’agriculture, le changement climatique et la lutte contre la pauvreté.
Le combat ne fait que commencer
Mais la guerre d’influence ne fait que commencer et le sort de la domination régionale n’est pas encore tranché.
“Alors qu’en matière de sécurité régionale, les îles du Pacifique sont essentielles pour les États-Unis, mais aussi pour l’Australie, il paraît donc incompréhensible qu’ils permettent à la Chine d’y projeter sa puissance militaire”
Mais s’il fallait choisir un camp, la Chine sait se montrer convaincante en promettant un engagement constant et des investissements à même de répondre aux besoins d’infrastructures. Alors qu’en matière de sécurité régionale, les îles du Pacifique sont essentielles pour les États-Unis, mais aussi pour l’Australie, il paraît donc incompréhensible qu’ils permettent à la Chine d’y projeter sa puissance militaire. En matière d’amitié, rien n’est jamais durablement acquis. Pékin travaille constamment ses alliés. Or, il y a toujours beaucoup à apprendre de ses “ennemis”. En l’espèce, les États-Unis gagneraient donc à s’inspirer de leur rivale.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 08/06/2022.