Inédite depuis la fin de la Guerre froide,cette décision découle directement de la Nuclear Posture review rendue publique en février 2018, un processus grâce auquel Washington détermine le rôle que doivent jouer les armes nucléaires dans sa stratégie de sécurité. La nouvelle arme nucléaire proposée par le Nuclear Posture Review, baptisée W76-2, est une variante des ogives Trident, dont la charge aurait été réduite de 100 kilotonnes de TNT à 5, soit un tiers de la charge de la bombe d’Hiroshima… une puissance néanmoins largement suffisante pour causer des dommages irrémédiables. D’après le rapport, ces nouvelles armes doivent « convaincre les potentiels adversaires que l’escalade nucléaire ne comporte aucun avantage, rendant leur usage peu probable ». En somme : plus on renforce l’arsenal nucléaire, plus on réduit les probabilités de s’en servir. Etrange paradoxe ! Ainsi, en observant cette stratégie, l’administration Trump croit renforcer son potentiel dissuasif et rendre le monde plus sûr… alors que c’est le phénomène exactement inverse qu’elle entraîne.
L’assassinat du général iranien Qassem Soleimani le 3 janvier dernier a rendu cette décision d’autant plus brûlante, et la réflexion stratégique qui la sous-tend est naturellement préoccupante. La dissuasion nucléaire tient une place particulière au sein de la stratégie militaire. D’une part, elle doit se construire à partir de l’inconnu. Après tout, le monde n’a jamais connu de guerre nucléaire, le seul déploiement d’une bombe atomique – sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 – s’étant opéré dans un contexte où nul autre pays que les Etats-Unis ne disposait alors d’une telle arme, rendant nul tout risque d’escalade ou de réponse proportionnée.
D’autre part, elle fait appel à l’une des disciplines les plus complexes du champ des relations humaines : la psychologie. Si la Guerre froide porte ce nom, c’est bien parce qu’entre 1945 et 1991, les situations de crise potentielle ou de dérapage ont été évitées grâce à la raison, et à l’obéissance à certains principes qui gouvernent l’art de la guerre – connaître la psychologie de l’adversaire, mais aussi savoir évaluer si une menace portée contre l’intérêt national justifie la mise à mort de centaines de milliers de civils innocents en représailles.
La dissuasion nucléaire est en somme un art dangereux d’équilibriste ou, selon les points de vue, d’apprentis-sorciers. Pourtant, nombreux sont les experts stratégiques à assurer que le déploiement d’armes nucléaires à faible rendement est le meilleur moyen de stabiliser les situations de conflit. Selon eux, « l’art » de la dissuasion obéit en premier lieu à la nécessité de pouvoir répondre de façon proportionnée à tout type d’agression.
Ainsi à l’origine, la possession d’ogives W76-2 devait permettre, dans l’esprit des stratèges américains, de garantir la crédibilité d’une intervention potentielle face aux Russes, si ceux-ci déclenchaient un conflit en Europe de l’Est et utilisaient, in fine, des armes nucléaires à faible rendement pour sortir vainqueurs de l’affrontement. Dans l’objectif de les dissuader d’utiliser ces armes, les Américains se devaient donc de posséder les mêmes, un menace bien plus « persuasive » que celle d’utiliser une bombe atomique « classique ».
Or, selon les scientifiques atomistes, les armes nucléaires à faible rendement sont d’autant plus dangereuses que leur emploi se base précisément sur cette stratégie, jugée mauvaise et illusoire. En effet, cette course à l’armement, au lieu de réduire les risques d’affrontement, ne fait au contraire que les exacerber.
Il est d’abord irréaliste d’utiliser ces ogives comme réponse militaire. Quel site viser avec une telle force de frappe ? Pour servir quel objectif et selon quelle urgence ? Ne susciterait-elle pas une réponse disproportionnée de la part de l’adversaire, ignorant du type d’ogives utilisées contre lui – les sous-marins peuvent être équipés à la fois d’ogives Trident et de W76-2 – soit l’exact opposé de la mission de ce type d’armement ? Plus grave encore, ces armes à faible rendement pourraient être utilisées, non pas dans un objectif de dissuasion, mais au contraire dans le cadre d’une attaque ciblée, une crainte exprimée par de nombreux experts et que certaines actualités récentes semblent rendre crédible.
Ainsi, selon le site du Bulletin des Scientifiques atomiques et deux reportages du magazine Newsweek publiés en janvier, les Etats-Unis élaboraient dès 2016 des scénarios militaires ayant recours à des ogives B-61 contre l’Iran, alors même que l’administration Obama avait signé l’année précédente un traité de non-prolifération nucléaire… à savoir l’accord de Vienne. Interrogés par Newsweek, certains officiers ont clairement admis que la fabrication et le déploiement ogives telles que les W76-2 étaient déjà envisagés afin de rendre la possibilité d’une attaque américaine « crédible ». Bien que de nombreux scientifiques atomiques aient alors critiqué ce projet, la fabrication de ces ogives a été lancée un an après le Nuclear Posture Review.
L’administration Trump justifie leur usage par la volonté de rendre le monde plus sûr. En réalité, cela fait déjà plusieurs années que la stratégie nucléaire, et plus largement géopolitique, des Etats-Unis, met le monde en grand danger de connaître une guerre nucléaire. Dès 2002, lorsque l’administration Bush a décidé de retirer les Etats-Unis du traité « ABM » (pour « anti-balistic missile ») de 1972, dans l’optique de « contrer » une éventuelle menace nucléaire nord-coréenne, la décision signifia surtout à la Chine et à la Russie que la course à l’armement pouvait reprendre. Les deux pays augmentèrent alors significativement leur capacité offensive, suivant en cela l’exemple américain… sans avoir pour autant la moindre idée de l’objectif final ni des conséquences à long terme. Or, il n’est pas besoin d’être un grand stratège militaire pour comprendre que le risque de conflit nucléaire est proportionnellement corrélé à la prolifération d’armes ad hoc.
En stratégie militaire, l’équipement et le déploiement d’armements doit obéir à une tactique réfléchie et surtout claire, sans quoi toutes les erreurs d’interprétation sont possibles de la part des adversaires et rivaux. La stratégie nucléaire n’échappe pas à la règle, et nécessite peut-être plus encore un véritable plan responsable et cohérent élaboré en amont. Or, il semblerait qu’en l’état actuel des choses, faire appel au bon sens des dirigeants, solution qui avait largement prévalu au XXème siècle, ne suffise plus. Il est donc urgent qu’une nouvelle réflexion sur la non-prolifération nucléaire soit lancée à l’échelle internationale pour garantir le maintien de l’équilibre et la paix pour les prochaines décennies.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 16/02/2020.