En 2009, lorsque le Mouvement Vert animait les rues d’Iran, l’administration Obama évita d’apporter un soutien immédiat et public aux manifestants, de crainte que Téhéran n’accuse la CIA d’avoir organisé la révolte. Treize ans plus tard, dans des circonstances étrangement semblables, Washington a radicalement changé de position et ne saurait être cette fois accusé de lenteur. Joe Biden a ainsi pris le parti des Iraniens descendus dans la rue dès les premiers jours des manifestations contre le voile, profitant de son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies pour exprimer son soutien, avant d’imposer des sanctions à la police des mœurs responsable de la mort de Mahsa Amini.
Rétablir les réseaux sociaux pour entretenir la contestation
Mais c’est surtout à travers le rétablissement des communications par Internet que l’administration américaine souhaite déployer un soutien massif à la population iranienne. Plus que lors des précédents mouvements, l’usage que font les Iraniens des réseaux sociaux a en effet largement contribué à nourrir la révolte, en dépit des efforts du régime pour les couper du reste du monde.
“Les Iraniens forment une population jeune, éduquée et extrêmement connectée. Les revenus de près de 11 millions d’entre eux dépendent directement des réseaux sociaux, qu’ils vendent des biens de consommation ou tout simplement leur image en tant qu’influenceur”
Les Iraniens forment une population jeune, éduquée et extrêmement connectée. Les revenus de près de 11 millions d’entre eux dépendent directement des réseaux sociaux, qu’ils vendent des biens de consommation ou tout simplement leur image en tant qu’influenceur sur Instagram, un des canaux de communication les plus populaires du pays. Près de 80 % de la population utilise au moins un réseau social, y compris les membres du gouvernement Raïssi, très présents sur Twitter en dépit de l’interdiction qui frappe l’application en Iran, ce qui est une reconnaissance tacite de son extraordinaire pouvoir d’influence.
“Les réseaux sociaux ont subi immédiatement la répression des autorités, qui essaient depuis plus d’une décennie de créer des alternatives nationales à Google ou Instagram afin de mieux pouvoir les contrôler”
Celui-ci aura d’ailleurs été décisif dans l’organisation des manifestations suivant la mort de Mahsa Amini. La nouvelle et les images qui l’ont accompagnée sont devenues virales en quelques heures, le hashtag portant son nom tweeté, retweeté ou liké plus de 9 millions de fois en Iran. Moyens de ralliement et d’information pour les manifestants et les activistes, de dénonciation pour les célébrités, les artistes, les Iraniens anonymes et critiques du régime et du Guide suprême, les réseaux sociaux ont subi immédiatement la répression des autorités, qui essaient depuis plus d’une décennie de créer des alternatives nationales à Google ou Instagram afin de mieux pouvoir les contrôler. Sous Raïssi, l’objectif était quasiment atteint, avec un accroissement de la censure, une disruption des réseaux privés virtuels (VPN) et des restrictions imposées aux moteurs de recherche.
Starlink d’Elon Musk, un Internet alternatif
Washington a parfaitement identifié le potentiel de sédition d’Internet et son importance pour les manifestants iraniens. Comme avec le conflit ukrainien, l’administration Biden a choisi de prendre le parti de la population et de lui fournir les technologies susceptibles d’organiser sa défense face aux autorités. Faisant une entorse à leurs propres sanctions et aux restrictions commerciales qui en découlent, les États-Unis ont ainsi assoupli leur dispositif afin de permettre aux entreprises de la tech américaine de fournir à l’Iran des connexions alternatives, notamment grâce au fournisseur Starlink d’Elon Musk. Ce fournisseur d’accès avait déjà fait ses preuves pour reconnecter l’Ukraine au réseau mondial juste avant l’invasion du 24 février. Les services de renseignement américains avaient alors montré un très vif intérêt pour ses petits boîtiers, capables de se connecter à des milliers de satellites en orbite terrestre basse, et qui fournissent aujourd’hui certains des services Internet les plus fiables d’Ukraine. Néanmoins, on ne saurait oublier que le gouvernement ukrainien, allié aux États-Unis, s’est empressé de coopérer pour les importer, ce que ne fera évidemment jamais la République islamique.
“Aujourd’hui, le but des agences de renseignements américaines est clairement de doter les manifestants et les activistes anti-régime du système Starlink à grande échelle”
L’efficacité de la manœuvre reste donc sujette à caution dans le contexte iranien. Aujourd’hui, le but des agences de renseignements américaines est clairement de doter les manifestants et les activistes anti-régime du système Starlink à grande échelle. Plusieurs possibilités sont donc à l’étude, comme le largage du matériel par drones ou le recours à la contrebande.
L’accord de Vienne au second plan
Au-delà d’un positionnement présenté par Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, comme “un soutien à tout peuple qui, à travers le monde, réclamerait ses droits et sa dignité”, l’attitude des États-Unis est un pari sur l’avenir et sur l’éventualité d’un changement de régime, souhaité depuis plus de trois décennies, jusqu’ici en vain. Elle vise donc très clairement à éviter l’excès de prudence de 2009, alors justifié par les premiers échanges épistolaires entre Barack Obama et Ali Khamenei qui devaient déboucher six ans plus tard sur l’accord de Vienne. Entre 2009 et 2022, le contexte entre les deux pays connaît une trajectoire semblable, bien qu’inversée. Aujourd’hui, un nouveau mouvement s’opère en Iran, alors que les négociations sur le nucléaire iranien sont de nouveau dans une impasse dont il est à craindre qu’elles ne sortent jamais.
“L’attitude des États-Unis est un pari sur l’avenir et sur l’éventualité d’un changement de régime, souhaité depuis plus de trois décennies, jusqu’ici en vain. Elle vise donc très clairement à éviter l’excès de prudence de 2009”
La position américaine est aujourd’hui purement pragmatique, et calque son action envers l’Iran sur le modèle de ce qu’elle entreprend en Ukraine face à la Russie : miser sur la population locale pour contrer un régime autoritaire avec lequel la diplomatie s’est montrée malheureusement inefficace. Elle démontre que le Joint Comprehensive Plan of Action [l’accord sur le nucléaire iranien, ndlr] n’est plus ni une priorité, ni un frein pour l’administration Biden, et certainement plus un marqueur temporel – le potentiel nouvel accord devrait de toute façon attendre l’issue des élections de mi-mandat aux États-Unis (le 8 novembre prochain) pour que les négociations reprennent. D’ici là, qui sait ce qu’il sera advenu du mouvement protestataire en Iran, et peut-être même du régime. En politique, un mois est une éternité.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 05/10/2022.