Cinquante ans après les « Pentagon Papers », déjà révélés en 1971 par le Washington Post à propos des mensonges sur le déroulement de la guerre du Vietnam, les quelques 2000 pages révélées à nouveau par le célèbre quotidien d’investigation américain sur la guerre d’Afghanistan le 9 décembre dernier, pouvaient-ils être surprenantes ? Les milliers de documents obtenus par le journal au nom du Freedom of information Act, contenant près de 600 témoignages d’officiels américains, civils et militaires, sont à eux seuls une sombre et magistrale démonstration des multiples conséquences de l’absence de morale en politique et du manque de discernement.
« Une guerre sans fin » de 18 ans, 2300 soldats américains tués et 20 500 autres blessés sur les 775 000 déployés (plus d’un demi-million!), des victimes incalculables du côté afghan, et près de mille milliards de dollars dépensés… Dans quel but ? Selon l’analyse du quotidien américain, la réponse est insondable. Lancée en 2001 en réponse aux attentats du 11 septembre, la guerre d’Afghanistan est rapidement devenue un conflit sans objectif précis, « ingagnable » au fil des années, dont les échecs ont été déguisés en succès par trois administrations successives, républicaines (avec George W. Bush et Donald Trump) comme démocrate (avec Barack Obama) pour la seule préservation de l’image des Etats-Unis auprès de leur population comme à l’étranger.
Les « Afghanistan Papers » sont en quelque sorte l’anti-manuel de guerre, une réponse absurde au magistral De la guerre de Clausewitz. Car si la guerre « propre » est une utopie inatteignable, il existe néanmoins des règles qui régissent le déclenchement des conflits : identifier clairement l’ennemi ainsi que l’objectif de la guerre, ce qui permet de déterminer une stratégie de combat, mais aussi de savoir quand la victoire – donc l’objectif – est atteinte et de savoir comment gérer l’après-guerre – donc gérer la défaite de l’ennemi sur le terrain.
Certaines citations, issues des milliers d’entretiens réalisés avec des responsables politiques par l’Autorité de surveillance chargée de la reconstruction de l’Afghanistan entre 2014 et 2018, sont édifiantes quant à la désillusion et l’absence totale de stratégie réfléchie qui se sont rapidement révélées aux yeux même de ceux qui ont voulu cette guerre en Afghanistan.
Ainsi Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense connu pour sa vision manichéenne des rapports de force, qui dit n’avoir « aucune visibilité sur l’identité des “méchants” » ; ou encore Douglas Lute, un général chargé du suivi du conflit sous les administrations Bush et Obama : « On n’avait pas la moindre idée de ce qu’on était en train de faire. On était dépourvu de toute compréhension de l’Afghanistan ; on ne savait pas ce qu’on faisait. » Dix-huit années durant, l’ennemi à combattre est ainsi resté dans le flou intégral : les Américains se sont demandés s’ils combattaient Al-Qaïda, les talibans, le Pakistan voisin de l’Afghanistan, ou des seigneurs de guerre armés et payés depuis le début des années 1980 par la CIA.
Quant à l’objectif – imposer un gouvernement démocratique, aider à la création de l’armée afghane, réduire à néant la corruption et le trafic d’opium – il témoigne avant tout d’une méconnaissance totale du pays envahi, de ses habitants et de sa culture, ce dont les officiels américains ont été rapidement conscients : « Notre objectif de créer un gouvernement central fort était idiot car les Afghans n’ont pas une histoire avec un tel gouvernement. Cela aurait demandé cent ans, un temps que nous n’avions pas », explique ainsi un membre du secrétariat d’Etat. Les mille milliards de dollars dépensés ont bien plus accru la corruption qu’ils n’ont permis de l’endiguer. Ils ont même largement contribué à faire du gouvernement d’Hamid Karzaï « une kleptocratie dès 2006 ». Une réalité que les Américains ont « préféré ne pas voir », selon Christopher Kolenda, colonel envoyé à plusieurs reprises en Afghanistan, pourtant néfaste pour leur stratégie sur place et potentiellement favorable aux talibans.
La phrase la plus terrible est peut-être encore une fois de Douglas Lute : « Si l’opinion publique connaissait l’ampleur des dysfonctionnements… » Précisément, l’opinion publique n’en a rien su, parce qu’il fallait à tout prix maîtriser l’information et préserver l’image des Etats-Unis, tant auprès de leur propre population qu’à l’étranger.
Les « Afghanistan Papers » brisent, s’il en était encore besoin, la confiance que l’on peut porter aux Etats-Unis, et permettent surtout de s’interroger sur les ressorts moraux des politiques de nos dirigeants. Car ce qui choque le plus dans l’histoire du « plus long conflit armé de l’histoire de l’armée américaine », ce sont bien sûr les mensonges qui l’entourent. Pendant 20 ans, la première puissance militaire du monde a menti sur l’ampleur du fiasco que son armée subissait en Afghanistan, manipulant les statistiques sur l’étendue réelle du territoire maîtrisé, sur le nombre de soldats afghans formés – ce qui devait à terme permettre le départ des militaires américains – et sur l’ampleur des violences.
Le titre du Washington Post, « une guerre menée contre l’idée même de vérité », n’est pas choisi au hasard : le mensonge, le story-telling, sont devenus la première des nécessités au seul service, non pas d’un objectif à atteindre ou d’une victoire, mais de la préservation d’une image. Le fait que trois administrations américaines successives aient fait perdurer ce mensonge – quoi qu’en dise Donald Trump résolu à mettre fin aux « guerres sans fin » – est l’illustration même du manque de courage politique. Cette leçon-là est odieusement cruelle dans la guerre, mais le fait s’observe au quotidien, dans de nombreuses stratégies politiciennes qui vident l’action publique de toute signification, de toute efficacité sur le réel, et expliquent la défiance croissante des peuples envers leurs dirigeants.
On ne peut déclencher une guerre impunément, et cette leçon devrait présider aux tentations d’allumer de nouveaux conflits, notamment au Moyen-Orient. Un gouvernement peut-il engager un pays, des hommes et des femmes, dans un conflit qui causera des milliers de victimes des deux côtés, en mentant délibérément à ses concitoyens sur les objectifs et les chances de succès ? Un gouvernement peut-il être immoral sans que cela ne le fragilise à long terme ?
Malheureusement, en ce qui concerne du moins les Etats-Unis, la réponse n’est pas évidente. La leçon la plus sombre des « Afghanistan Papers », c’est celle soulignée par l’éditorialiste Ross Douthat du New York Times : « Le mensonge nous a fait rester en Afghanistan, mais la vérité ne nous libérera peut-être pas. » Alors qu’en 1971, les « Pentagon Papers » avaient contribué au retrait anticipé des troupes du Vietnam, les nouvelles révélations du Washington Post se sont heurtées à la surprenante apathie de l’opinion publique américaine. Comme si, observe le journaliste, « les Américains s’étaient habitués à vivre avec des guerres sans fin ». Ou bien avec leur propre désillusion quant à la possibilité de voir un jour un gouvernement responsable présider aux destinées de leur pays.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 21/12/2019.