Samedi 27 juillet, l’émirat de Bahreïn a fait exécuter trois hommes, donc deux chiites. Ahmad al-Mullali, 24 ans, et Ali Hakim al-Arab, 25 ans, avaient été condamnés à mort l’année dernière lors d’un procès de masse, en même temps que 56 autres hommes condamnés pour leur part à des peines d’emprisonnement, dont 15 à perpétuité. Tous le furent pour « crimes terroristes », dont la mort d’un officier de police en 2017 lors d’attaques organisées, selon les autorités, par des meneurs basés en Iran.
Les ONG et défenseurs des droits de l’homme se sont évidemment insurgés contre ces exécutions, d’autant que les aveux des deux chiites auraient été obtenus sous la torture. Human Right Watch a décrit les exécutions comme « cruelles », et y voit un signe que le roi sunnite Al-Khalifa, qui règne sur un peuple majoritairement chiite, n’a jamais été sérieux dans ses projets de réforme et de gouvernance respectueuse du droit.
Bahreïn, minuscule archipel qui constitue le plus petit Etat du Golfe Persique, est depuis l’Antiquité une étape incontournable du commerce entre l’Asie et la péninsule arabique, célèbre notamment pour son exploitation perlière. Passé successivement sous domination arabe, portugaise, puis perse au 17ème siècle, l’émirat est gouverné depuis la fin du 18ème siècle par la famille d’origine arabe Al-Khalifa, qui resta au pouvoir depuis lors, y compris lorsque Bahreïn devint protectorat britannique entre la fin du 19ème siècle et son indépendance en 1971. C’est une monarchie héréditaire qui gouverne toujours l’émirat, en dépit des demandes de la population pour une monarchie constitutionnelle et davantage de libertés individuelles. Depuis toujours également, la minorité sunnite au pouvoir discrimine et réprime activement la liberté d’expression de la majorité chiite – près de 65% de la population, un héritage du temps où Bahreïn appartenait à la Perse. L’émirat, géographiquement relié à l’Arabie Saoudite par la chaussée du roi Fahd, est totalement sous influence saoudienne et soutient sa politique belliciste dans le Golfe Persique, notamment à l’encontre de l’Iran.
Lorsque début 2011, la vague des « printemps » déferla sur le monde arabe, Bahreïn fut la seule pétromonarchie réellement menacée par les manifestations populaires, qui mobilisèrent en premier lieu les chiites, mais très vite une grande partie de la population sunnite. Paniqué, Al-Khalifa demanda l’aide et l’intervention armée de l’Arabie Saoudite dès mars 2011. Comme dans d’autres dictatures du monde arabe en proie au même risque de déstabilisation, la notion de « terrorisme » recouvrit alors un champ très large, pour le moins flou, et devint un prétexte très commode pour faire taire la dissidence et justifier la répression. Une répression faite d’arrestations et de jugements où les droits des prévenus sont bafoués, où l’usage de la torture est monnaie courante, et dont l’issue se traduit le plus souvent par une peine de mort après des mois, voire des années d’emprisonnement.
Plus de sept ans après la fin de la révolution avortée, la contestation n’a cependant jamais cessé, et la répression saoudienne et bahreïnie n’a fait que renforcer la dissidence chiite. A l’automne 2016, cette répression s’est intensifiée, notamment autour de Diraz, fief du cheikh Issa Qassem. Le guide spirituel de la communauté chiite avait été déchu de sa nationalité sur des soupçons de « menées théocratiques en lien avec les ennemis de la nation », autrement dit l’Iran. De peur de le voir expulsé du pays, les habitants de Diraz ont organisé un véritable blocus autour de la commune, jusqu’à ce que celui-ci soit brutalement dispersé le 23 mai 2017.
Les arrestations en masse d’opposants se sont multipliées, et à l’heure actuelle, la plupart des grandes figures de l’opposition vivent en exil, ou en prison. Ainsi Nabil Rajab, directeur de l’ONG, interdite, Bahrein Center for Human Rights, condamné en février 2018 à cinq ans de prison pour avoir « insulté publiquement des Etats frères en temps de guerre ». Nabil Rajab avait publié des tweets critiquant la guerre menée au Yémen par l’Arabie Saoudite. Lorsque Mike Pompeo se rendit à Manama en janvier 2019, dans la foulée de l’appel des Nations Unies pour obtenir sa libération, on se doute que le Secrétaire d’Etat américain ne relaya guère cette demande et chercha sans doute davantage à s’assurer du soutien de Bahreïn aux Américains face à l’Iran.
Aujourd’hui, ces exécutions interviennent dans un contexte particulièrement tendu au Moyen-Orient, avec la multiplication quasi hebdomadaire des actes de provocation entre l’Iran, les pétromonarchies et les Européens. Pour Sayed Ahmed Alwadaei, directeur du Bahrain Institute for Rights and Democracy, basé à Londres, « le gouvernement bahreïni a préparé ces exécutions méticuleusement, les faisant habilement coïncider avec le calendrier politique particulièrement compliqué des Américains, des Européens et des Britanniques, de façon à ce que la communauté internationale n’y prenne pas garde. » Cependant, la décision du gouvernement bahreïni d’exécuter deux chiites, pourtant condamnés depuis un an, en ce moment précis, est autant une provocation et un signal très clair à l’égard de l’Iran, qu’un nouveau rappel de son allégeance à Riyad. Comment enfin, dans le contexte actuel, ne pas y lire une preuve de bonne volonté de la part d’un pays stratégiquement capital pour la présence américaine dans le Golfe Persique, puisqu’il héberge la cinquième flotte des Etats-Unis et le commandement central de leurs forces navales ?
Bahreïn, en effet, ne se trouve qu’à 200 kilomètres des côtes iraniennes, et sera donc en première ligne en cas d’affrontement entre l’Iran et les Etats-Unis.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 2/08/2019.