C’est dans un contexte bien particulier que les dirigeants finlandais et suédois se sont rendus à Washington jeudi pour discuter de l’adhésion de leurs pays respectifs à l’OTAN. La veille de leur visite, la Turquie, membre et seconde force armée de l’organisation, s’est formellement opposée à leur entrée en votant contre le début des négociations à Bruxelles. Or, l’unanimité absolue de ses 30 pays-membres étant requise pour valider le processus d’adhésion, les dossiers déposés par Helsinki et Stockholm, en dépit de leur caractère historique, vont donc se heurter à des difficultés inattendues.
Le veto turc n’a pourtant rien de surprenant pour qui connaît la piètre qualité des relations entre la Turquie et les deux pays scandinaves. Celle-ci se cristallise sur l’asile politique accordé en particulier par Stockholm à des membres du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, considéré comme organisation terroriste depuis 1984, et des membres du réseau güléniste, accusé d’avoir organisé le coup d’Etat de juillet 2016 contre le président turc. Ankara réclame ainsi de longue date, et en vain, l’extradition de 33 personnes accusées de terrorisme par la justice turque. Autre sujet de discorde, le soutien de la Suède et de la Finlande aux forces du YPG, l’émanation armée du PKK, que la Turquie souhaite voir cesser, tout comme le gel des ventes d’armes mis en place en 2019 par les deux pays en raison de ses attaques répétées contre les Kurdes lors du conflit syrien.
« L’adhésion de la Suède ne peut pas se faire tant que les inquiétudes fondées de la Turquie soient dissipées. Si vous voulez que la deuxième armée de l’OTAN vous défende en cas d’agression, vous devez accepter cette réalité », invoque Erdogan. Si la question sécuritaire sert à justifier son veto, il n’est pas exclu que cette prise de position anti-kurde serve également à des fins de politique intérieure, tant l’opposition au PKK fait l’unanimité en Turquie.
La Turquie joue indéniablement un rôle crucial au sein de l’alliance atlantique, et actuellement dans le cadre du conflit ukrainien, même si ses efforts de médiation entre Kiev et Moscou se sont pour l’heure soldés par un échec. Pour autant, du côté des futurs adhérents, la réponse au chantage turc ne s’impose pas d’elle-même. Si la Finlande, par la voix du ministre des Affaires étrangères, a rejeté « tout marchandage » avec Erdogan, la Suède, qui abrite une forte diaspora kurde, vit depuis quelques jours un débat inattendu sur l’indépendance du pays en matière de politique étrangère. L’utilité de la Turquie en matière de défense vaut-elle une révision de sa politique à l’égard des personnalités kurdes ? La sécurité fournie par l’OTAN vaut-elle de céder, pour un pays qui se vante de défendre les droits de l’homme ? La querelle n’est que l’illustration la plus récente du dilemme qui s’est toujours posé aux Européens dans leur relation avec la Turquie : céder aux diktats d’Ankara, au risque de renier leurs propres convictions. Jusqu’à présent, Ankara obtenait toujours gain de cause, comme le précédent de la crise migratoire de 2015 l’avait souligné.
Cependant, cela pourrait ne pas se vérifier aujourd’hui, et étrangement, la Turquie a indiqué vouloir « laisser la porte ouverte ». Erdogan a en effet un grand besoin de normaliser ses relations avec les Etats-Unis, farouches soutiens de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN. Expulsée du programme d’achat d’avions de chasse F-35 après son acquisition du système anti-aérien russe S-400, la Turquie a obtenu la possibilité d’acheter des F-16 américains, mais aimerait en accélérer l’achat. Par ailleurs, en vertu de sa participation à la guerre en Ukraine en faveur de Kiev, avec la livraison de ses drones Bayraktar qui ont été déterminants dans la supériorité technique de l’armée ukrainienne, la Turquie pourrait souhaiter une forme de récompense, ce qui explique qu’elle use à nouveau de son poids politique au sein de l’OTAN pour faire pression sur les Etats-Unis.
Consciente de l’enjeu, la Maison-Blanche pourrait se montrer ouverte à la discussion, mais s’expose elle aussi à un dilemme particulier : laisser patiner les négociations sur l’adhésion des pays scandinaves à l’OTAN, ou les accélérer en cédant aux demandes turques, au risque néanmoins d’aigrir certains Démocrates au Congrès, notamment l’influent Robert Menendez, président de la commission sénatoriale des relations étrangères et fervent critique d’Erdogan.
Pour le président turc, habile tacticien politique, user de son droit de veto à l’OTAN est une manœuvre à deux niveaux, qui doit lui permettre non seulement d’obtenir des concessions sur le plan international, mais surtout de renforcer son image de leader fort sur la scène domestique turque, à un an des élections présidentielles. En s’opposant à l’extension de l’organisation et en imposant ses termes, Erdogan souligne le caractère unique de sa pratique du pouvoir : sans doute, les précédents gouvernements turcs auraient accepté l’entrée de la Suède et de la Finlande sans conditions, et c’est en ce sens qu’il a rappelé « l’erreur » commise par la Turquie en 1980, lorsqu’elle avait voté en faveur du retour de la Grèce dans l’OTAN, la renforçant de fait contre les intérêts turcs. Lui évitera cet écueil, et si sa réputation de trouble-fête à l’international s’en trouve renforcée, cela restera néanmoins un moindre mal comparé au gain électoral qu’une image de chef d’Etat indépendant face à l’Occident pourrait lui rapporter en Turquie.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 22/05/2022.