En bouleversant les équilibres géopolitiques du Moyen-Orient, la guerre de Gaza aura également mis en lumière les stratégies de puissances exogènes à la région. L’Inde a ainsi tout particulièrement attiré l’attention, lorsque Narendra Modi a condamné sans réserve les attaques du Hamas et apporté son soutien à Israël. C’était en effet un singulier virage diplomatique, à de multiples égards.
Dès son indépendance en 1947, l’Inde s’est tout de suite démarquée par une diplomatie originale dans un ordre mondial bipolaire. A l’initiative du mouvement des « non-alignés », terme inventé par le Premier ministre indien Jawaharlal Nehru dès 1954, l’Inde s’est également engagée très tôt et sans réserves aux côtés de la Palestine, jugeant son combat comme une lutte contre le colonialisme qui pouvait avoir des résonances avec sa propre histoire. En 1975, l’Inde a d’ailleurs été le premier Etat non-arabe à accorder un statut diplomatique plein et entier à l’Organisation de libération de la Palestine, dont le chef d’alors, Yasser Arafat, se rendait régulièrement à New Delhi.
En 1992 néanmoins, l’Inde établissait des relations diplomatiques avec Israël, nuançant sa traditionnelle politique pro-arabe pour permettre une ouverture envers l’État hébreu et s’assurer ainsi une flexibilité stratégique. Trente ans plus tard, cet équilibre semble tendre vers une préférence ouvertement affichée pour Tel-Aviv pour de multiples raisons, le rapprochement sécuritaire avec les Etats-Unis n’étant pas la moins importante.
L’Inde a en effet ses propres enjeux géostratégiques, essentiellement concentrés sur l’endiguement de la puissance chinoise et la lutte contre le Pakistan. Dès les années 1970 d’ailleurs, Israël s’est employé à favoriser un potentiel rapprochement diplomatique avec New Delhi en lui fournissant une aide miliaire lors du troisième conflit indo-pakistanais de 1971 – qui entraîna la création du Bangladesh – ainsi qu’en 1999. Cette époque a vu alors l’Inde équilibrer ses relations entre trois pôles concurrents, mais indispensables à ses intérêts : le monde arabe – pour des raisons économiques, puisque près de 7 millions de travailleurs indiens y résident – Israël – en vertu de leur partenariat militaire et technologique – et l’Iran – pour son ouverture vers l’Asie centrale.
A son arrivée au pouvoir, Narendra Modi a volontairement préservé cet équilibre. En 2017, il est ainsi devenu le premier Premier ministre indien à se rendre en Israël, tout en cultivant ses amitiés dans le monde arabe – en visitant Ramallah en 2018, en recevant Mohammed Ben Salmane à New Delhi en dépit de l’affaire Khashoggi, ou en multipliant les visites aux Emirats Arabes Unis. Cet activisme vise également à investir les grandes instances du monde arabo-musulman, comme l’Organisation de la Coopération islamique, afin d’y affaiblir le Pakistan et gagner des soutiens sur la question du Cachemire. En 2019, le ministre des Affaires étrangères indien a ainsi été le premier à s’exprimer à la tribune de l’OCI en un demi-siècle, tandis qu’Islamabad brillait par son absence durant son discours.
Mais aujourd’hui, l’Inde doit naviguer dans un monde de plus en plus multipolaire tout en poursuivant son objectif de devenir la troisième économie mondiale d’ici sept ans. Le développement de son influence diplomatique doit aller de paire – or, au Moyen-Orient, celle-ci ne peut s’exonérer d’une dimension sécuritaire. Plus que sur l’équilibre, la stratégie indienne au Moyen-Orient repose donc désormais sur le pragmatisme. De ce fait, l’Inde investit de plus en plus ouvertement sa collaboration sécuritaire avec les Etats-Unis, avec lesquels elle partage la même volonté de contenir la montée en puissance de la Chine. Ces dernières années, elle a ainsi rejoint plusieurs partenariats économiques et miliaires initiés par Washington avec d’autres grandes puissances régionales : le Dialogue de Sécurité Quadrilatéral (ou QUAD), qui la place coeur de la stratégie « Indo-Pacifique » américaine, le groupe I2U2, qui a gagné en notoriété après que les Emirats aient signé les accords d’Abraham, ou encore le corridor économique « Inde-Moyen-Orient-Europe » annoncé en marge du dernier sommet du G20 en septembre, qui ambitionne de rivaliser avec la centralité du canal de Suez dans le commerce mondial.
Néanmoins, la proximité grandissante de l’Inde avec les Etats-Unis et l’abandon de sa neutralité historique – jusqu’ici l’une des raisons de sa popularité au Moyen-Orient – pourraient justement être contre-productifs pour ses ambitions stratégiques dans la région. Outre que plusieurs puissances arabes sont également clientes de la Chine, passer pour un « valet » des intérêts américains risque d’avoir mauvaise presse au sein du monde arabe, surtout dans le contexte actuel.
L’Inde n’en ménage pas moins ses « vieux » alliés, même si cela peut sembler incompatible avec sa réorientation plus ouvertement pro-américaine ou ses propres affaires domestiques. Face au conflit à Gaza, New Delhi s’est ainsi retrouvé dans une situation inconfortable, condamnant sans réserve le Hamas et saluant la réaction d’Israël, tout en dénonçant par la suite la crise humanitaire vécue par les Palestiniens. Par ailleurs, sa politique ouvertement discriminatoire envers les musulmans indiens est un sujet de contentieux récurrent avec les chancelleries arabes et même les Etats-Unis, qui lui reprochent ses atteintes à la liberté religieuse… Mais à ce jour, les partenariats ont tenu bon et semblent vouer à perdurer. Preuve que la fortune sourit aux audacieux.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 26/11/2023.