Loin du bel unanimisme qui les unit aujourd’hui, l’Inde et les Etats-Unis ont longtemps connu des relations difficiles. D’une part parce que durant la Guerre froide, l’Inde avait choisi le camp de l’URSS, à la fois pour se démarquer du Pakistan allié aux Etats-Unis, mais surtout pour lutter contre l’influence déjà inquiétante de la Chine. D’autre part, parce qu’en décembre 1971, en pleine guerre d’indépendance du Pakistan oriental, le futur Bangladesh, les Américains vinrent à la rescousse des armées pakistanaises défaites en déployant leurs meilleures forces dans le Golfe du Bengale. L’évènement envoya à dessein un signal fort au Pakistan et surtout à la Chine, au moment même où l’administration Nixon initia le rapprochement sino-américain qui devait amoindrir l’influence de l’URSS en Asie. Le message était clair : les alliés des Etats-Unis pouvaient compter sur eux. Les diplomates indiens le comprirent si bien qu’ils accélérèrent leur programme nucléaire, et en 1974, l’Inde disposait de sa première bombe atomique.
Cinquante ans plus tard, l’entraînement conjoint qu’ont observé les marines indiennes et américaines dans le Golfe du Bengale le mois dernier, donne la mesure du chemin parcouru entre les Etats-Unis et l’Inde pour améliorer leurs relations diplomatiques. Il intervient sans le moindre hasard au moment où l’Inde et la Chine connaissent un regain de tensions sur leur frontière commune dans l’Himalaya, et au moment également où les relations sino-américaines sont des plus conflictuelles.
Si la proximité idéologique entre Donald Trump et Narendra Modi a particulièrement exposé au grand jour le rapprochement entre leurs deux pays, celui-ci démarra véritablement en 2008 lorsqu’après trois ans de négociations, l’administration Bush décida de lever l’embargo sur le nucléaire civil qui frappait l’Inde depuis 34 ans. Et si les Etats-Unis décidèrent d’approfondir leur relation avec l’Inde, c’est bien évidemment pour contrer la montée en puissance d’un ennemi commun, la Chine. Aujourd’hui encore, même les partenariats économiques entre les deux géants asiatiques, rivaux dans leur quête de puissance, ont échoué à améliorer leurs relations.
De surcroit, le rapprochement sino-pakistanais inquiète l’Inde, qui le considère comme une menace pour sa sécurité. Disposant d’un budget de la défense représentant moins d’un tiers de celui de la Chine, d’un PIB représentant un cinquième du PIB chinois et d’une armée bien plus modeste, l’Inde se sait perdante dans le rapport de forces, et poursuit donc un double équilibrage, à la fois interne et externe. Elle a ainsi accru ses dépenses militaires et s’est lancée dans une course aux armements, sollicitant ses principaux fournisseurs d’armes, la France et la Russie, pour acquérir plusieurs Rafales, MiG-29 et avions de chasse Sukhoi. La nécessité de se placer sous la protection d’un Etat plus puissant afin de garantir ses intérêts et sa sécurité l’a enfin naturellement poussée dans les bras des Américains.
Au demeurant, ceux-ci ont tout intérêt à répondre favorablement aux demandes de l’Inde pour renforcer leur stratégie dite « Indo-Pacifique » d’encerclement de la Chine, depuis la mer de Chine méridionale jusqu’à l’Himalaya, en passant par Taïwan. Le partenariat avec l’Inde devrait ainsi leur faciliter l’installation de forces militaires aux abords de l’immense chaîne montagneuse ainsi que dans l’Océan Indien, par ailleurs route maritime clé.
Néanmoins, le risque est grand de voir l’Inde se faire instrumentaliser par les Etats-Unis dans leur propre conflit avec la Chine, et de faire du triangle himalayen où les rivalités entre l’Inde, la Chine et le Pakistan sont déjà très vives, une poudrière prête à exploser. Les « petits » pays limitrophes que sont le Népal, le Bhoutan ou le Bangladesh, trop dépendants économiquement et enclavés pour se dispenser de choisir un camp, le redoutent avec raison. Tous, avec le Sri Lanka et le Pakistan, se voient proposer des partenariats dans le cadre des Nouvelles routes de la Soie chinoises pour amoindrir la puissance de New Delhi, ce qui ne lui échappe pas et l’alarme. L’Inde cherchera très probablement à approfondir ses liens avec Washington, faute de mieux, la Russie n’ayant aucune ambition ni aucun intérêt, y compris commercial, à assurer sa protection.
Pour autant, certains sur la scène politique indienne ne désespèrent pas de ressusciter la politique de non-alignement qui prévalut sous Jawaharlal Nehru dans les années 1950, arguant avec prudence qu’il convient de ne jamais s’en remettre totalement à un seul allié, fut-il puissant. Au demeurant, la fiabilité de l’allié américain peut être sujette à caution, comme l’Arabie Saoudite ou les Kurdes en Syrie peuvent en témoigner… Il reste cependant plus vraisemblable que la peur l’emporte sur la raison. Du côté des Etats-Unis, une éventuelle alternance politique ne devrait guère changer les choses, la stratégie déployée envers l’Inde et la Chine accusant une étonnante cohérence depuis le mandat d’Obama, malgré les vicissitudes de l’ère Trump. Devenue plus complexe et plus imbriquée pour les deux pays, l’alliance indo-américaine a tout pour tenir dans la durée. Comme l’avait souligné en son temps le diplomate et ancien Premier ministre britannique Henry Temple, Lord Palmerston, « les nations n’ont ni ennemis ou amis permanents. Seuls leurs intérêts le sont. »
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 13/09/2020.