Obsédés par l’essor de l’influence chinoise, les Etats-Unis ont omis de considérer une autre reconfiguration géopolitique : l’émergence discrète mais efficace de l’Inde sur la scène du Moyen-Orient, qui dans l’ombre de la Chine y multiplie les investissements. Certes, l’Inde ne naviguait pas en terre inconnue dans la région. Outre qu’elle en importait des hydrocarbures en quantité considérable pour nourrir son économie énergivore, elle fournissait également en échange la main d’oeuvre bon marché qui structurent les économies des pétromonarchies du Golfe Persique. Mais en une décennie, New Delhi a considérablement accru la teneur de ses relations bilatérales avec les grandes puissances économiques locales.
Ses divers partenariats avec Israël sont probablement ceux qui ont connu le développement le plus impressionnant. Si leur bonne entente date de 1950, année où l’Inde a reconnu l’existence de l’État hébreu, les deux pays ont attendu 1992 pour établir des relations diplomatiques officielles. Depuis lors, leur relation n’a fait que s’approfondir, et singulièrement ces dernières années. En 2017, Narendra Modi est devenu le premier leader indien à se rendre en Israël, politesse rendue par Benjamin Netanyahu l’année suivante. Les domaines des nouvelles technologies et de l’industrie de défense ont tout particulièrement profité de cette coopération renforcée. En 2021, Israël était ainsi le troisième fournisseur d’armes de l’Inde, et les deux pays étudieraient actuellement la possibilité d’une coproduction d’armements de pointe. De même, le dédain des investisseurs indiens à l’encontre du marché israélien, jugé trop modeste et soumis à l’instabilité politique, appartient désormais au passé. En 2022, le groupe Adani, le conglomérat multinational indien spécialiste dans la production d’électricité, a remporté un appel d’offre d’1,2 milliards de dollars pour le port d’Haïfa avec la participation d’un partenaire israélien. Un accord de libre-échange serait également en cours de négociation.
New Delhi sait néanmoins diversifier ses relations : elle supporte la cause palestinienne, parvient à maintenir des relations cordiales avec l’Iran, et renforce fortement sa proximité avec les pétromonarchies du Golfe Persique. Soucieux d’investir un marché d’1,4 milliards d’habitants situé à quatre heures de vol, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis, soutiens traditionnels du Pakistan, s’en sont éloignés ces dernières années pour tenter de renforcer leur coopération économique avec l’Inde. Leur silence face à la situation du Cachemire témoigne d’ailleurs de cette réorientation stratégique. Pour l’heure, la séduction active des pays arabes semble avoir produit des résultats efficaces : durant les onze premiers mois du partenariat économique entre l’Inde et les Emirats, entré en vigueur en mai 2022, le commerce bilatéral entre les deux pays a atteint 45 milliards de dollars hors secteur pétrolier, soit une augmentation de 7 % par rapport à l’année précédente. Dans le cadre du groupe « I2U2 » qui regroupe Israël, l’Inde, les Emirats et les Etats-Unis, Indiens et Emiratis ont mutualisé leur niveau d’expertise technologique et leurs capitaux financiers pour développer leur collaboration en matière d’énergies renouvelables, d’agriculture et de développement d’infrastructures.
Pour sa part, l’Arabie Saoudite en tant que second fournisseur de l’Inde en hydrocarbures, souhaite approfondir cette coopération énergétique en y ajoutant une production d’énergies renouvelables. A cet égard, un projet de connexion énergétique entre l’Inde et le royaume wahhabite via des câbles sous-marins serait à l’étude et, en cas de réalisation, accélérerait considérablement le volume du commerce bilatéral entre les deux pays, qui atteint déjà 43 milliards de dollars.
Autre grande puissance du monde arabe, l’Egypte cherche à développer ses échanges avec l’Inde, encore relativement modestes (6 milliards de dollars) en dépit de l’excellente entente entre Narendra Modi et Abdel Fattah al-Sissi. Les effets désastreux de sa politique économique et l’aggravation de la dette publique égyptienne, sans oublier une inflation qui atteint les 30 % et la désaffection progressive des traditionnels bailleurs de fonds du Golfe Persique, expliquent en effet l’attrait de l’Inde pour l’Egypte. New Delhi et Le Caire étudient donc la possibilité de transactions commerciales payées en roupies, faute de réserves en dollars suffisantes en Egypte, ainsi qu’un prêt accordé par l’Inde en échange d’un remboursement de la dette égyptienne en gaz naturel et fertilisants. Pour l’Inde, l’intérêt de l’Egypte en tant que porte d’entrée vers les marchés européens et africains, justifie de jouer ce rôle de créancier.
L’émergence de l’Inde au Moyen-Orient est un cas d’école : elle reflète en effet l’évolution de l’ordre mondial et la volonté de la région de bénéficier de la multipolarité. L’indépendance stratégique de l’Inde, qui s’est exprimée dans le cadre du conflit ukrainien, ne doit d’ailleurs pas être sous-estimée. Si l’Inde a en effet condamné l’invasion de la Russie, elle n’a pas voté la résolution onusienne à l’encontre de Moscou et demeure une des principales clientes des hydrocarbures et armes russes. De même, dans le cadre précis du Moyen-Orient, sa position vis-à-vis de l’Iran diverge considérablement de celle des Etats-Unis et d’Israël par sa conciliation. Sans devenir le cheval de Troie des Américains au Moyen-Orient, l’Inde ne s’inscrira pas non plus dans une dynamique de rivalité, à l’instar de la Chine ou de la Russie. Si les Etats-Unis ne parviendront sans doute pas à devenir les partenaires exclusifs de l’Inde compte tenu de leurs positions divergentes sur divers sujets régionaux, ils ont donc tout intérêt à lui laisser remplir le vide stratégique local, au détriment de la Russie ou de la Chine. L’Inde et la Chine partagent en effet une histoire frontalière riche en inimité qui s’est souvent traduite en conflits armés. L’Inde peut donc naturellement être un contre-poids et contribuer à faire du Moyen-Orient une aire d’opportunités pour contenir l’influence chinoise.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans L’Atlantico du 9/07/2023.