Après sa reconquête du Haut-Karabakh, il serait naïf de penser que l’Azerbaïdjan s’arrêtera en si bon chemin. Bien au contraire, sa « victoire » célébrée en commun avec la Turquie, qui lui a fourni un infaillible appui militaire et logistique, risque d’enhardir Bakou pour mener à bien d’autres projets dans le Caucase, des projets qui menacent directement l’intégrité territoriale arménienne et les équilibres géostratégiques locaux.
Un signal très clair a d’ailleurs été envoyé sur les intentions de l’Azerbaïdjan, avec la visite d’État de Recep Tayyip Erdogan dans l’enclave du Nakhitchevan le 25 septembre dernier, quelques jours après l’offensive décisive contre le Haut-Karabakh. Ce territoire azéri est en effet séparé géographiquement du reste de l’Azerbaïdjan par l’Arménie. Or, il ne manquerait qu’une jonction de quarante kilomètres pour le réunir au reste du territoire de Bakou. Depuis l’accord de 2020, le projet du corridor du Zanguezour est ainsi devenu omniprésent dans le discours d’Ilham Aliyev, qui rêve ouvertement de le concrétiser « par la force »). Mais contrairement au corridor de Lachine, seule connexion terrestre du Haut-Karabakh à l’Arménie, le tracé de celui de Zanguezour nécessiterait de traverser une province méridionale de l’Arménie, le Syunik. L’objectif in fine de l’Azerbaïdjan serait d’annexer ce territoire et de créer ainsi une vaste connexion « panturque », reliant la Turquie à l’Asie centrale via l’Azerbaïdjan. Qu’au passage, l’intégrité territoriale de l’Arménie soit bafouée en la coupant de sa frontière avec l’Iran, et au risque de bouleversements géopolitiques majeurs, ne semble pas en mesure d’arrêter les ambitions azéries et turques. Ce projet répond, en effet, à un plus large projet qui trouve ses racines dans l’idéologie panturquiste des nationalistes turcs, visant à réunir sous la bannière d’Ankara tous les peuples turcophones du monde altaïque.
Créer une connexion terrestre passant par le territoire arménien, mais demeurant exclusivement sous juridiction arménienne et assurant la liaison entre le Nakhitchevan, l’Azerbaïdjan et la Turquie, serait pourtant une autre solution possible. Cette solution d’équilibre, respectueuse du droit international, s’avère cependant résolument contraire aux intérêts des deux alliés turcophones, aussi est-il peu probable qu’ils l’acceptent.
En cas d’annexion forcée, il serait donc attendu que la Russie réagisse. L’Arménie demeure en effet son alliée au sein de l’OTSC, dont l’article 4 l’obligerait à une action militaire en cas d’agression. L’issue du conflit gelé du Haut-Karabakh permet néanmoins d’anticiper un immobilisme total de la part de Moscou, entièrement dédié au conflit ukrainien.
Mais face à une influence russe en retrait dans une zone qui était traditionnellement son « étranger proche », l’Iran s’avère désormais être le seul recours possible pour protéger l’Arménie de la prédation panturquiste, car il est lui aussi directement concerné et menacé par l’éventualité du corridor du Zanguezour, De longue date, Téhéran entretient de bonnes relations avec Erevan. L’Arménie est en effet un excellent partenaire commercial, un « pont » permettant à l’Iran d’être connecté au monde russe et à l’Europe via la Géorgie et le Caucase. Historiquement, la proximité entre l’Iran et la Transcaucasie est particulièrement ancienne et renforce la légitimité de son droit de regard sur la situation géopolitique locale. On a régulièrement rappelé que les khanats du Haut-Karabakh et l’Arménie elle-même ont longtemps été territoire perse. Les traités du Golestan (1813) et de Turkmentchaï (1828) ont certes acté leur cession à l’Empire russe, mais n’ont jamais pu amoindrir la permanence de l’influence culturelle iranienne dans la région. Le Caucase est donc de longue date, à son corps défendant, le lieu de confrontation du monde altaïque, ou turcophone, et du monde iranien, deux mondes dont les expressions locales sont manifestes.
Depuis le début du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à la fin des années 1980, l’Iran s’est porté volontaire pour servir de médiateur entre les deux belligérants, malheureusement sans succès. Bien qu’allié de l’Arménie, l’Iran demeure en effet circonspect dans ses relations avec Bakou, en raison de sa propre communauté azérie et du supposé influence de l’Azerbaïdjan sur ses éléments les plus séparatistes. Combiner à la fois sa mission de protection du monde iranien dans le Caucase avec la préservation de sa propre unité nationale s’apparente de longue date à un périlleux exercice d’équilibre. Mais aujourd’hui, et pour toutes les raisons évoquées jusqu’ici, l’Iran ne peut tolérer d’être ainsi coupé de son alliée arménienne, ni du Caucase, au mépris du droit international et du respect de sa propre souveraineté territoriale. La menace azérie et plus largement panturquiste dans le Caucase fait depuis longtemps partie des principales préoccupations stratégiques de l’état-major iranien, qui craint les tentatives d’encerclement du monde turc. Aujourd’hui, l’évolution du contexte géopolitique régional semble confirmer ces inquiétudes. Depuis trois ans, les tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Iran n’ont fait que s’accroître au rythme des tentatives d’assassinats, des exercices militaires frontaliers, et d’une propagande azérie anti-iranienne clairement assumée par Bakou en dépit des avertissements diplomatiques. Est-ce un hasard si en octobre dernier, le ministre des Affaires étrangères iranien a officiellement inauguré le nouveau consulat général d’Iran à Kapan, ville de la province de Syunik, celle-là même visée par le corridor du Zanguezour ?
La mesure serait-elle atteinte désormais ? Pour certains analystes, il apparaît douteux que l’Iran s’engagera dans un conflit armé avec son voisin et, en filigrane, la Turquie. Pourtant, Téhéran ne transigera pas sur la permanence des frontières historiques, la géopolitique régionale et sa connexion terrestre avec l’Arménie. Il n’en reste donc pas moins urgent pour lui, allié historique de l’Arménie en état de constante agression de la part de ses voisins turcophones, de garantir la paix et la stabilité dans la région. Parce qu’il incarne désormais le seul allié capable de fournir une aide à l’Arménie, il est urgent qu’Erevan entame des pourparlers stratégiques avec Téhéran en vue de la signature d’un traité de défense qui garantira la protection de son territoire.
En plus d’un devoir moral, pour l’Iran, défendre l’Arménie est désormais une question existentielle, de géostratégie et de permanence civilisationnelle désormais incontournable.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Atlantico du 01/10/2023.