Lancée le 24 février 2022, l’offensive russe en Ukraine devait faire tomber “le berceau de la civilisation russe” dans l’escarcelle du Kremlin en quelques semaines. Presque un an plus tard, la Russie est toujours sur le front, son armée sous-équipée est dépendante de soutiens logistiques extérieurs, et elle est toujours aux prises avec une résistance ukrainienne qu’elle n’avait pas anticipée. Le ton employé par Vladimir Poutine lors de son discours de vœux pour 2023 contrastait fortement avec celui employé il y a un an : de vindicatif et guerrier, celui-ci a largement cédé la place à une prudence inquiète. Sans parler ouvertement de débâcle, le président russe a été jusqu’à évoquer des menaces pour l’intégrité et l’indépendance de la Russie.
Et si Poutine quittait le pouvoir ?
Vladimir Poutine connaît bien son pays et les risques auxquels il fait face. Au-delà de l’agitation d’une peur classique chez les nationalistes, celle de l’effondrement, il sait déjà que les implications d’un échec militaire de la Russie en Ukraine iront bien au-delà d’un recul territorial et d’un désastre humain. Une défaite totale face à Kiev risque en effet d’être le prélude à une seconde désintégration de la Russie, trente ans après celle de l’URSS.
“Comment, ne pas anticiper la possibilité d’une implosion de la Fédération de Russie, sous le double effet d’un échec militaire et d’une situation domestique particulièrement dégradée ?”
Cette hypothèse demeure pour l’heure écartée des projections géopolitiques pour l’année qui s’ouvre, alors qu’elle mérite la plus grande attention. Comment, en effet, ne pas anticiper la possibilité d’une implosion de la Fédération de Russie, sous le double effet d’un échec militaire et d’une situation domestique particulièrement dégradée ?
La première conséquence serait politique. Le départ éventuel de Vladimir Poutine du Kremlin ouvrirait une période d’instabilité et de lutte sans merci pour le pouvoir entre les ultra-nationalistes, les oligarques qui ont un intérêt à préserver le système actuel, et possiblement des forces démocratiques réformatrices. Occupé par cette lutte interne et par une économie sous sanctions, le régime deviendra aisément la proie de troubles sociaux croissants. Dans un contexte d’affaiblissement du pouvoir central russe, la demande d’une autonomie accrue, voire le risque de sécession de certaines républiques de la Fédération, en particulier celles du Caucase ou de la lointaine Sibérie, seront également plausibles.
Les particularités de la Russie propices à sa désintégration
Compte tenu de ses particularités territoriales et ethniques, le risque d’une nouvelle désintégration de l’espace russe est une théorie régulièrement évoquée par les spécialistes de la Russie depuis déjà quelques années. Couvrant onze fuseaux horaires, s’étendant de l’Europe orientale à l’Extrême-Orient sibérien, la Russie actuelle est le fruit de plusieurs siècles de conquête impériale et d’inégalités profondes et multiples. Sous les tsars comme sous le régime soviétique, seul un pouvoir fort et hypercentralisé a été en mesure de tenir ce vaste ensemble géographique et culturel. Mais un pouvoir fort cache souvent un État structurellement faible.
“Un pouvoir fort cache souvent un État structurellement faible. La guerre en Ukraine a révélé au grand jour la réalité d’un État russe “Potemkine”
La guerre en Ukraine, qui a failli à sa promesse d’être une guerre éclair, a révélé au grand jour la réalité d’un État russe “Potemkine” : une économie de rente pétrolière non diversifiée et mal gérée, une corruption qui touche tous les niveaux de la société, des clivages sociaux, ethniques et territoriaux irrésolus. Même si le régime actuel perdure encore quelque temps, que ce soit sous Poutine ou avec un successeur inconnu, la fragilité extrême des institutions russes ne lui permettra pas de résister longtemps aux conséquences d’un enlisement militaire et d’une triple crise politique, économique et sociale. La fin, déjà prédite dans les derniers temps de l’URSS, d’une hypercentralisation du pouvoir et d’un éclatement de la Fédération de Russie, est donc probable.
Le probable chaos en Eurasie scruté de près par les voisins et l’Occident
La seconde conséquence d’une telle éventualité est ensuite géopolitique, puisqu’elle induira un bouleversement des équilibres en Eurasie. Chez les analystes les plus pessimistes, un contexte de guerres civiles multiples entre le pouvoir central et les républiques sécessionnistes, ainsi qu’entre les républiques elles-mêmes sur des questions frontalières et économiques, est à prévoir. Un tel chaos engendré sur un si vaste territoire pourrait faire ainsi de la Russie le nouveau théâtre d’expression des rivalités entre puissances. La Chine bien sûr sera la première à vouloir profiter de ce vide stratégique qui lui permettrait d’étendre son influence en Asie centrale. Mais d’autres puissances voisines de “l’étranger proche” russe gagneraient également de cet affaiblissement, notamment la Turquie et l’Iran.
“En Eurasie, un contexte de guerres civiles multiples entre le pouvoir central et les républiques sécessionnistes, ainsi qu’entre les républiques elles-mêmes sur des questions frontalières et économiques, est à prévoir”
Pour l’Occident, il est donc urgent de prendre acte de l’indéniable : après vingt ans d’un “règne” qui l’a affaibli et rendu encore plus instable, Poutine a très certainement condamné son pays en l’engageant en Ukraine. Priorité et attention particulières doivent donc être accordées aux voisins immédiats de la frontière russe, des États baltes à ceux de l’Asie centrale, dont la stabilité devra être impérativement préservée afin de “contenir” le chaos venu de Russie. Ces États auront également un rôle à jouer pour stabiliser leurs nouveaux voisins issus de l’ancienne Fédération et devenus indépendants.
Un mal pour un bien ?
Sans faire abstraction de leurs propres faiblesses internes et d’un contexte particulier, les empires tombent souvent à la suite de désastres militaires. La combinaison d’une guerre à l’issue incertaine et d’une crise économique et sociale n’inscrit généralement pas les États dans la durée, et ceci pourrait être vrai pour la Russie de Poutine. Pour autant, cette évolution ne serait pas nécessairement catastrophique. Nonobstant le point de vue du président russe sur la question, l’effondrement de l’URSS en 1991 a permis aux États d’Europe de l’Est d’accéder à l’indépendance et à la démocratie de manière relativement pacifique. La Russie elle-même a connu un semblant de vie démocratique durant les années 1990, qui ne s’est malheureusement pas concrétisé sur le long terme. Du chaos peut aussi naître le renouveau. De l’effondrement russe pourrait ainsi naître une nouvelle carte de l’Eurasie, porteuses de nouvelles opportunités pour ses peuples.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 11/01/2023.