Depuis le début des affrontements entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie dans le Haut-Karabakh fin septembre, la communauté internationale cherche à décrypter les intentions de la Turquie dans ce conflit où elle avait jusqu’à présent toujours observé une « influence de retenue ». L’intervention en Libye fin 2019-début 2020, les explorations en Méditerranée orientale au risque de tensions grandissantes avec la Grèce et les autres membres de l’OTAN l’été dernier, enfin le soutien militaire à peine dissimulé à Bakou aujourd’hui, sont autant d’épisodes s’inscrivant dans une stratégie globale d’affirmation de puissance et de quête d’indépendance énergétique qu’il convient d’analyser.
L’hyperactivité diplomatique et militaire de la Turquie que l’on observe depuis quelques années, et qui s’est singulièrement intensifiée depuis que l’AKP a perdu les élections municipales fin mars 2019, constitue en effet la traduction concrète des aspirations d’Erdogan à faire revivre le Califat ottoman, un traumatisme que les ultra-nationalistes turcs semblent n’avoir jamais surmonté. Agissant comme un double inversé d’Atatürk, qui s’attacha à faire de la Turquie une nation moderne, Erdogan ne conçoit la grandeur de son pays qu’à travers un idéal messianique, celui d’une nation à même de guider le monde arabo-musulman sunnite.
Cette projection de pouvoir établit donc d’emblée une rivalité avec les autres modèles politiques des grandes puissances musulmanes que sont l’Egypte, les pétromonarchies du Golfe Persique, et la République islamique iranienne. Car la Turquie aspire à incarner un modèle alternatif d’islam politique en puisant abondamment dans la pensée des Frères musulmans, où la légitimité du pouvoir vient exclusivement de l’expression populaire. Lors de l’émergence des printemps arabes en 2011, elle exerça d’ailleurs, même si ce fut brièvement, une forme de séduction sur la jeunesse du monde arabe en apparaissant comme un modèle de société musulmane démocratique idéale, en opposition aux monarchies autoritaires ou aux dictatures corrompues du Moyen-Orient. L’antagonisme entre la Turquie et l’axe formé par l’Egypte, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis s’est considérablement accentué avec le soutien clairement apporté par Ankara à Mohammed Morsi jusqu’à sa chute 2014, ainsi qu’au Qatar qui accueille généreusement les Frères musulmans égyptiens. Cette guerre de légitimité politique et religieuse s’exprime jusqu’en Libye, où la Turquie soutient le Gouvernement d’union nationale de Fayez el-Sarraj contre le maréchal Khalifa Haftar appuyé par Riyad, Le Caire et Abou Dhabi.
En Méditerranée orientale, l’expansionnisme néo-ottoman d’Erdogan répond avant tout à un objectif d’autonomie énergétique – la Turquie ne possédant quasiment aucune source d’hydrocarbures – mais aussi géopolitique. La doctrine dite « patrie bleue » très populaire chez les ultra-nationalistes turcs et au sein de l’armée, vise ainsi à donner à la Turquie la maîtrise d’un vaste espace maritime allant de la Mer Noire à la Mer Egée et jusqu’en Méditerranée orientale, afin d’en exploiter les ressources. Le soutien apporté à Tripoli n’a évidemment pas été sans contrepartie pour Ankara, qui a obtenu avec l’accord maritime turco-libyen signé fin novembre 2019 l’accès à des zones économiques très riches en ressources gazières, mais revendiquées par la Grèce et Chypre. De surcroit, la Turquie négocie depuis septembre dernier la possibilité de mener des explorations pétrolières en Libye, qui recèle les meilleurs et plus vastes ressources d’Afrique.
Les tensions entre la Grèce et la Turquie observées tout au long de l’été 2020 constituent une application directe de cette doctrine et répondent à une volonté de plus en plus affirmée d’Ankara de réviser un découpage territorial qu’elle estime défavorable. A cet égard, la perspective d’un affrontement de grande ampleur avec la Grèce apparaît comme très envisageable, voire souhaitable pour les plus radicaux des faucons turcs, d’autant plus que le différend touche également Chypre, autre sujet de discorde non résolu entre les deux pays. Les pays européens ainsi que la Russie mesurent, avec raison, les risques de bouleversements géoéconomiques qu’engendre l’aventurisme d’Erdogan en Méditerranée orientale, sans pour l’heure réussir à déterminer une riposte équivalente.
L’ingérence de la Turquie dans le conflit du Haut-Karabakh n’est donc que la manifestation la plus récente de cette stratégie globale, en y ajoutant une dimension supplémentaire. Le soutien politique et militaire – mercenaires syriens qui apparaissent dans le conflit comme des janissaires modernes, drones et équipements de pointe – qu’elle apporte à l’Azerbaïdjan répond en effet au panturquisme, l’idéal des ultra-nationalistes turcs du MHP et des Loups gris, leur branche paramilitaire, qui vise à réunir toutes les populations turcophones sous l’égide d’un même Etat. Historiquement, les peuples turcs sont de souche asiatique et touraniennes, ce qui regroupe aujourd’hui bon nombre des ex-républiques soviétiques du Caucase et d’Asie centrale, dont la population est majoritairement musulmane et sunnite. Les Azéris en font partie, qu’ils se trouvent en Azerbaïdjan… ou en Iran. Précisément, ce vaste empire ethno-linguistique est nommé par les panturquistes « Touran », le nom persan du légendaire royaume rival de la Perse évoqué dans le Shâh-Namêh de Firdousi.
Pour toutes ces raisons géopolitiques et culturelles, l’Iran considère avec une préoccupation grandissante l’expansionnisme turc jusqu’à ses portes. Officiellement soutien à la fois de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, mais officieusement plus proche d’Erevan qu’il soutient sur le plan logistique, Téhéran appelle régulièrement à la désescalade et menace la Turquie de représailles si elle persiste à envoyer à proximité de ses frontières des combattants étrangers, « des terroristes que la République islamique a notamment combattus en Syrie » comme le soulignait encore mercredi le président Hassan Rohani. Pour autant, la République islamique se trouve dans une position délicate, en raison du soutien de sa propre minorité azérie à l’Azerbaïdjan, pays qui sert en outre de relais à Israël, son premier fournisseur d’armes depuis 2016, pour organiser des opérations clandestines contre l’Iran.
A mesure que le conflit gagne en violence, les efforts diplomatiques semblent pour l’heure dans l’impasse : ni l’Azerbaïdjan ni l’Arménie n’ont encore répondu à l’invitation de Vladimir Poutine de se rendre à Moscou pour entamer des pourparlers, pas plus qu’ils n’ont cédé aux demandes de cessez-le-feu du président français et de la chancelière allemande. Ilham Aliyev, le président azerbaïdjanais, conditionne en effet toute fin des hostilités au retrait des forces arméniennes du Haut-Karabakh, ce que l’Arménie, qui administre le territoire depuis 1994, refuse formellement. La « guerre régionale » redoutée par le président Rohani risque donc de devenir une réalité de plus en plus tangible.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 11/10/2020.