Aux manœuvres militaires succèdent désormais les attaques rhétoriques. Après les opérations “Mighty Iran” lancées par Téhéran le long de l’Araxe, la rivière qui sert de frontière naturelle entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, c’est par médias interposés que les deux voisins s’affrontent sur une question longtemps taboue : la remise en question de leur intégrité territoriale respective.
Pour rappel, l’Iran compte une forte minorité azérie au nord-ouest du pays. De part et d’autre de la frontière, les séparatistes azéris rêvent d’un “Grand Azerbaïdjan” qui entraînerait la sécession de la province iranienne, ce qui suscite une grande inquiétude à Téhéran.
“L’Iran compte une forte minorité azérie au nord-ouest du pays. De part et d’autre de la frontière, les séparatistes azéris rêvent d’un “Grand Azerbaïdjan” qui entraînerait la sécession de la province iranienne, ce qui suscite une grande inquiétude à Téhéran”
Mais dans l’optique de conserver des relations de bon voisinage, l’Azerbaïdjan s’était longtemps engagé, dans le cadre d’un accord informel, à interdire aux leaders séparatistes de s’exprimer publiquement sur cette question. Était ainsi concerné Mahmudali Chehreganli, leader du Mouvement d’éveil national de l’Azerbaïdjan du Sud, qui vit en exil aux États-Unis depuis 2006. Curieusement, celui-ci a fait plusieurs apparitions à la télévision azerbaïdjanaise ces dernières semaines pour rappeler que le Grand Azerbaïdjan serait “la mort du régime chauvin et haineux des mollahs”. Sur la chaîne AZ TV, principal vecteur de l’irrédentisme azéri, de nombreux reportages pro-gouvernementaux ont été tournés à Tabriz, la capitale de l’Azerbaïdjan iranien. Le président Ilham Aliyev lui-même, pourtant généralement circonspect sur cette question, a rappelé publiquement que la plus importante population azérie ne se trouvait pas en Azerbaïdjan, et que la défense de sa sécurité et de ses droits était l’une des préoccupations de Bakou.
Tous ces “appels” ont été naturellement perçus en Iran comme une remise en cause de son intégrité territoriale, ce qui peut choquer de part et d’autre tant les deux pays ont une longue et dense histoire commune. L’Azerbaïdjan et la province de l’Azerbaïdjan iranien ont longtemps fait partie du “Grand Iran”, khanats qui n’ont été cédés à l’Empire russe par la Perse qu’au XIXe siècle par les traités de Golestan (signé en 1813 dans la ville du même nom située… au Karabakh) et de Türkmentchaï (signé en 1828, qui a entériné les pertes territoriales de la Perse dans le Caucase).
Une réponse au rapprochement Iran-Arménie
Mais cette escalade rhétorique se veut sans nul doute une réponse directe au fort rapprochement initié par l’Iran envers l’Arménie. Sa propre intégrité territoriale est de plus en plus menacée par Bakou, notamment autour de la question du corridor du Zanguezour, qui touche aussi les intérêts économiques et sécuritaires de l’Iran. Les relations diplomatiques se sont donc récemment accrues entre ces deux alliés.
“Cette escalade rhétorique se veut sans nul doute une réponse directe au fort rapprochement initié par l’Iran envers l’Arménie. Sa propre intégrité territoriale est de plus en plus menacée par Bakou”
Après la visite d’Hossein Amir Abdollahian en Arménie pour inaugurer le nouveau consulat iranien à Kapan fin octobre, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a répondu à l’invitation d’Ebrahim Raïssi en se rendant en Iran le 1er novembre avec une délégation. Projet de développement des relations commerciales et économiques à hauteur de 3 milliards d’euros, signature d’un protocole d’accord sur la coopération énergétique, projet “très avancé” de corridor terrestre reliant Mumbai, en Inde, à la Grèce et l’Europe, en passant par l’Iran, l’Arménie puis la Géorgie, et enfin rappel de la nécessité d’établir une paix et sécurité durables dans la région du Caucase : le Premier ministre arménien et le président iranien sont apparus sur la même longueur d’onde sur de nombreux sujets. La solidarité entre Iran et Arménie vise in fine à résister à la pression turque et azérie, et à lutter contre leur tentative d’encerclement dictée par les objectifs du pantouranisme [courant dont le but est l’union des peuples de langues altaïques et finno-ougriennes au sein d’une entité nommée Touran, ndlr].
Escalade des tensions diplomatiques
Les tensions sont telles entre l’Iran et l’Azerbaïdjan que les deux pays s’accusent désormais mutuellement de planifier des attaques sur leurs territoires. Les services de sécurité azéris ont ainsi arrêté dix-neuf hommes expliquant avoir été dépêchés par Téhéran pour des actions “violant la sécurité nationale” de l’Azerbaïdjan. De même, à la suite d’une attaque contre un sanctuaire chiite à Chiraz le 26 octobre, les services de renseignements iraniens ont clairement accusé Bakou d’être derrière l’opération, en collaboration avec des cellules djihadistes de Daech établies en Afghanistan. S’il est difficile d’estimer la véracité de ces accusations, elles témoignent clairement d’une volonté, de part et d’autre, de rejeter la responsabilité de l’escalade diplomatique sur le voisin. Il n’en reste pas moins que la violence verbale du mouvement anti-iranien en Azerbaïdjan, pour qu’elle soit possible, confirme une implication des plus hautes autorités du pays. Souligner ce fait est en outre une manière pour Téhéran d’augmenter la pression sur Bakou, et de lui rappeler le coût d’une politique belliciste et frontale avec l’Iran.
La carte à jouer de l’Iran
Pour autant, jusqu’à présent, les deux pays ont toujours su manier l’escalade pour “désescalader” et apaiser les tensions. C’est néanmoins un jeu dangereux, compte tenu de la situation domestique de l’Iran et de l’agitation croissante de ses minorités ethniques. La stimulation de l’irrédentisme azéri, s’il est légitimement considéré comme une menace réelle par Téhéran, ne saurait cependant à lui seul être un facteur de déstabilisation pour le pays, tant le sentiment de l’iranité y transcende toutes les autres appartenances. En revanche, dans un pays majoritairement chiite comme l’Azerbaïdjan, l’Iran peut avoir une carte à jouer, dans un contexte où la solidarité communautaire est de plus en plus forte face à la corruption du régime Aliev et aux disparités économiques.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 18/11/2022.