Les intentions d’Ilham Aliyev suite à sa « reconquête » de l’enclave étaient en effet des plus floues. Et la déclaration d’Antony Blinken début octobre a achevé de laisser penser qu’elles seraient forcément belliqueuses, puisqu’il estimait une invasion de l’Arménie par Bakou « imminente ».
Sans être nécessairement exagérée, cette assertion doit être replacée dans le contexte hautement sensible de l’exil de près de 100 000 Arméniens du Haut-Karabakh, qui ont principalement trouvé refuge en Arménie voisine. Seules les personnes les plus âgées, handicapées, ou inaptes à se déplacer, sont restées dans l’enclave, et leur sort demeure indéterminé. Ces évènements ont réveillé la mémoire du génocide de 1915, toujours vif dans l’inconscient collectif arménien, et ont rapidement laissé craindre une escalade de la part de Bakou.
Les abus perpétrés par l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh, comme l’accusation de « nettoyage ethnique » et culturel, sont réels. Il paraît au demeurant plausible que le président azéri ait envisagé une invasion de la province arménienne du Syunik dans le cas d’une résistance éventuelle de l’Artsakh, afin de disposer d’un moyen de pression supplémentaire pour obtenir la dissolution du gouvernement autonome. Or, sa reddition extrêmement rapide et sans combat a certes permis à l’Azerbaïdjan d’annexer l’enclave sans trop d’efforts, mais l’a également pris au dépourvu quant à la suite des évènements.
Certes, par le passé et singulièrement ces trois dernières années, Aliyev a souvent utilisé la menace militaire pour obtenir des concessions de l’Arménie. Depuis l’annonce du projet du corridor du Zanguezour (qui doit relier la province azérie du Nakhitchevan au reste de l’Azerbaïdjan en passant par le territoire arménien), Ilham Aliyev n’a eu de cesse d’employer une rhétorique de plus en plus agressive pour vaincre les légitimes réticences de l’Arménie. De mai à novembre 2021, les incidents frontaliers entre les deux pays se sont multipliés, sans compter les incursions des forces azéries – déjà ! – dans les provinces du Syunik et du Gegharkunik, au prétexte d’une mauvaise démarcation de la frontière. Par ces provocations, Ilham Aliyev visait à obtenir à la fois une réponse militaire de l’Arménie et le casus belli nécessaire pour justifier une invasion et une occupation en bonne et due forme de sa voisine.
Cependant, l’Arménie a toujours su résister à la tentation de l’escalade, afin de montrer à la communauté internationale qu’elle n’était pas l’agresseur et qu’elle respectait à la lettre l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre 2020. A l’inverse, l’Azerbaïdjan l’a constamment violé en de multiples points durant trois ans : blocus du corridor de Lachine, exactions régulières contre la population de l’Artsakh, retour rendu impossible pour les réfugiés, rétention des prisonniers de guerre et otages arméniens.
2022 a vu le projet d’invasion de l’Arménie s’accélérer, mais celui-ci s’est rapidement heurté à une forte résistance et a entraîné d’importantes pertes humaines pour l’Azerbaïdjan. Pour autant, ces incursions lui ont permis de saisir des points stratégiques sur la frontière commune entre les deux pays. A ce jour, on compte toujours entre 140 et 215 kilomètres carrés de territoire arménien illégalement occupés par l’Azerbaïdjan.
Compte tenu de l’absence de réaction des Occidentaux face à l’annexion de l’Artsakh, le moment pourrait être tout à fait propice à une invasion de l’Arménie, permettant à Aliyev de poursuivre ses ambitions panturquistes avec la bénédiction de la Turquie. En réalité, l’Azerbaïdjan n’a aucun intérêt stratégique à s’engager dans un conflit militaire avec sa voisine, et ce pour plusieurs raisons.
En premier lieu, l’Arménie n’est pas le Haut-Karabakh, au sens où celle-ci est un Etat de droit internationalement reconnu, et donc indépendant. L’Artsakh ne pouvait malheureusement pas se prévaloir du même statut, en raison du très complexe différend territorial et juridique qui oppose l’Arménie et l’Azerbaïdjan sur son compte depuis plus d’un siècle et l’a privé d’une reconnaissance internationale. Une invasion de l’Arménie sans raison valable – c’est-à-dire sans agression directe ou indirecte contre l’Azerbaïdjan – serait de fait illégale et générerait une réponse internationale immédiate, car Erevan conserve fort heureusement des alliés et des appuis.
Par ailleurs, l’armée arménienne s’est considérablement professionnalisée depuis sa défaite à l’automne 2020. Il est ainsi difficile de comparer l’annexion forcée d’une petite enclave qui ne comptait que 5000 soldats et une population affamée par neuf mois de blocus, avec l’invasion d’un pays de trois millions d’habitants doté d’une véritable armée et de soutiens extérieurs.
Le principal argument en défaveur d’une action militaire de l’Azerbaïdjan demeure naturellement l’Iran. Soucieux de préserver l’intégrité territoriale de son alliée, Téhéran ne pourrait pas considérer une telle attaque autrement que comme un affront personnel et un manque de respect envers son statut de puissance régionale. Une invasion azérie déclencherait donc automatiquement une réponse iranienne, car son absence serait un terrible aveu de faiblesse pour l’Iran auprès de ses alliés et surtout de ses rivaux. La question de l’irrédentisme azéri demeure également au coeur des réflexions stratégiques de Téhéran, la perspective de voir Bakou armer un mouvement séparatiste à sa frontière nord-ouest étant impensable. Aussi, bien qu’il n’ait plus été engagé dans une guerre conventionnelle depuis 1988, l’Iran demeure fort de son réseau de proxies et de ses capacités techniques militaires, qui lui donneraient aisément l’avantage sur l’Azerbaïdjan.
Il semble donc contre-productif de céder à la panique, car ce serait miser sur une défaillance stratégique de la part d’Ilham Aliyev. Or, ses vingt années au pouvoir démontrent que le président azéri sait attendre, que ce soit pour renforcer patiemment les capacités militaires de son pays, consolider ses alliances ou exploiter les contentieux entre l’Arménie et ses alliés – notamment la Russie. Pour l’heure, Aliyev a déjà atteint ses principaux objectifs avec l’annexion du Haut-Karabakh, et la patience stratégique assurera davantage la stabilité de son régime qu’une hasardeuse option militaire. C’est d’ailleurs pour cette raison que la plus grande méfiance et l’anticipation demeurent des impératifs pour l’Arménie.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 5/11/2023.