Le nouvel ordre mondial sera t-il dominé par l’Asie ? C’est le pari de l’administration Raïssi face à la déliquescence de la puissance occidentale, et malgré l’acharnement des Etats-Unis à vouloir contrer les grandes puissances du monde asiatique, l’Iran, la Chine et la Russie en tête.
Du temps du Shah, l’Iran avait pourtant choisi le camp de l’Occident, l’entité dominante à l’échelle mondiale, en raison d’une longue histoire mutuelle et d’intérêts stratégiques économiques et militaires. En 1974, un accord bilatéral prévoyait ainsi l’augmentation des échanges commerciaux entre Téhéran et Washington de 15 milliards de dollars en cinq ans, et jusqu’en 1979 du moins, les Etats-Unis restèrent les principaux fournisseurs d’armes de l’Iran. Sous la République islamique, en dépit d’une opposition idéologique fondamentale avec l’Occident et d’un régime de sanctions durables, les compagnies pétrolières européennes purent longtemps investir dans le secteur énergétique iranien sans la moindre concurrence.
La négociation et la signature de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien en 2015 avaient suscité un grand espoir. En tournant son regard vers l’Ouest, le président modéré Hassan Rohani ambitionnait de sortir enfin l’Iran de son statut de paria sur la scène internationale. Cette stratégie fut pourtant dénoncée par les conservateurs iraniens comme une sujétion supplémentaire aux exigences américaines, pour un retour sur investissement discutable. L’accord était alors perçu, certes comme un outil de régulation du développement nucléaire de l’Iran, mais aussi de sa montée en puissance au Moyen-Orient, dans la lignée des « stratégies d’endiguement » que les Etats-Unis ont maintes fois appliquées face à leurs rivaux, et dont ils usent à nouveau aujourd’hui contre la Chine.
Donald Trump fit voler en éclats toute normalisation des relations en mai 2018, exacerbant chez les Iraniens une méfiance envers l’Occident sans doute irréversible. La « pression maximale » n’aura pas fait tomber la République islamique, mais l’aura incitée à changer son regard de direction pour survivre et assurer ses intérêts régionaux et internationaux à long terme.
Tournant le dos à l’Ouest, l’Iran mise donc désormais sur l’Est, à savoir la Russie et la Chine, des soutiens au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU qui ne s’inquiètent pas de sa montée en puissance. Bien au contraire, les trois pays partagent un intérêt commun : réduire à néant l’hégémonie américaine et favoriser l’émergence d’un monde multipolaire opposé au modèle unilatéral américain, qui a dominé les relations internationales depuis 1945. Du point de vue chinois ou russe, une alliance avec Téhéran représenterait également un excellent moyen d’avancer leurs pions au Moyen-Orient, en lieu et place des Etats-Unis.
Ainsi, vivrait-on le début d’une « nouvelle ère » en Asie et sur la scène mondiale ? L’adhésion de l’Iran à l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï), annoncée par Xi Jinping en septembre dernier et inlassablement demandée par Téhéran depuis 14 ans, a semblé consacrer la formation de ce bloc anti-occidental sous l’égide de ces trois grandes puissances. Même si le processus d’adhésion ne sera complet que d’ici deux ans, et si sa pertinence est questionnée par l’opinion publique iranienne, la presse conservatrice l’a salué comme une victoire brisant enfin l’isolement international de l’Iran et sa dépendance aux exigences de Washington. Il renforce surtout la profondeur des liens politiques, économiques et militaires de l’Iran avec les pays d’Asie, en particulier avec la Chine, sa première partenaire économique et la principale cliente de ses hydrocarbures fournies à prix bradés en raison des sanctions américaines. L’adhésion à l’OCS s’inscrit ainsi dans la continuité du « Lion-Dragon Deal », l’accord de coopération stratégique sur 25 ans signé entre l’Iran et la Chine. Son équivalent russe, issu d’un ancien accord de coopération bilatéral datant de 2001, devrait être bientôt renouvelé et étendu sur 20 ans.
Nul doute que le président Raïssi voudra capitaliser sur ce succès diplomatique, qui offre un contraste éclatant avec l’enlisement des négociations sur le nucléaire iranien, condamnées semble-t-il à demeurer dans l’impasse et ce malgré le rendez-vous pris par l’Iran fin novembre à Vienne. La nature ayant horreur du vide, le grand projet chinois des BRI (Belt and Road Initiative) serait une alternative séduisante au JCPoA pour intensifier les investissements et les échanges avec la Chine, et permettrait à Téhéran de s’imposer à nouveau comme le carrefour de l’Eurasie, ce qu’il a finalement toujours été au cours de sa longue histoire. La Chine n’a d’ailleurs pas attendu pour investir en Iran, profitant dès 2018 des sanctions américaines contre les grandes entreprises européennes, et leur retrait contraint et forcé de nombreux projets de développement dans le secteur de l’énergie… pour les remplacer. Convaincu du potentiel de l’alliance chinoise, et afin d’inciter les investissements étrangers, le Parlement iranien a d’ailleurs proposé une loi mettant en place un régime fiscal avantageux à destination des pays ayant persisté à commercer avec l’Iran en dépit des sanctions américaines.
Du point de vue de l’Iran, son adhésion à l’OCS offre donc plusieurs intérêts stratégiques. En étendant sa coopération militaire avec les autres puissances, elle pourrait l’imposer comme un acteur majeur de la sécurité régionale en Asie centrale, garant de sa stabilité et de sa sécurité (et on pense naturellement au règlement du chaos afghan). Néanmoins, Pékin ne se privera pas d’exiger des contreparties de la part de l’Iran, notamment sur les dossiers qui l’occupent avec le reste de la communauté internationale, ainsi l’origine de la pandémie de Covid-19, et surtout ses visées sur Taïwan.
Pour l’heure, Téhéran a soutenu sans réserve les positions de la Chine, mais en sera t-il remercié comme il se doit ? Si sa réorientation stratégique vers l’Est s’est imposée comme une évidence face à la désaffection des Occidentaux, l’Iran verra t-il pour autant ses propres ambitions soutenues par ses nouveaux alliés asiatiques ? Rien ne dit que Moscou et Pékin n’en useront pas comme d’un allié utile, mais néanmoins secondaire, pour renforcer et défendre leurs intérêts au Moyen-Orient et en Asie centrale. L’Iran aura-t-il donc troqué une tutelle occidentale pour une tutelle asiatique, au détriment de son indépendance ? L’avenir le dira.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 31/10/2021.