S’exprimant récemment dans les colonnes du ‘Washington Post’, Joe Biden estimait le Moyen-Orient “plus stable et plus sûr” qu’il ne l’était à la fin du mandat de son prédécesseur, citant le cas de l’Irak où, effectivement, les frappes visant des troupes ou diplomates américains sont en nette diminution. Curieux critère, qui ne suffit pas – loin de là ! – à évaluer la stabilité du pays… Bien au contraire, l’Irak est aujourd’hui bien plus instable qu’en janvier 2021, et les intérêts américains plus menacés.
Fluctuations politiques en Irak
En octobre 2021, les élections législatives irakiennes donnaient à voir un pays où le pluralisme et la vie démocratique semblaient avoir enfin pris le dessus sur la guerre civile. Le Mouvement sadriste de Moqtada al-Sadr était alors arrivé en tête avec 73 sièges, et pouvait former un gouvernement de coalition avec ses alliés, le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, et le Parti du progrès de Mohamed Al-Halbousi. C’était alors une grande défaite pour les partis représentant les Hachd al-Chaabi, les milices chiites formées durant la seconde guerre civile irakienne largement soutenues par l’Iran. Leur contestation des résultats électoraux a ouvert une période de crise institutionnelle, qui n’a trouvé aucune issue satisfaisante à ce jour. Les élections présidentielles, qui devaient se tenir en février dernier, ont été reportées à deux reprises à cause du boycott des sessions parlementaires par un tiers des députés, en protestation contre l’annulation de la candidature de Hoshyar Zebari, soutenu par le Mouvement sadriste.
“En octobre 2021, le Mouvement sadriste de Moqtada al-Sadr arrivait en tête des élections législatives irakiennes. C’était alors une grande défaite pour les partis représentant les Hachd al-Chaabi, les milices chiites largement soutenues par l’Iran. Leur contestation des résultats électoraux a ouvert une période de crise institutionnelle, qui n’a trouvé aucune issue satisfaisante à ce jour”
L’ambiguïté et les fluctuations politiques de Moqtada al-Sadr, fondateur en 2003 de l’Armée du Mahdi en lutte contre l’occupation américaine – et à ce titre ciblé par Washington – passé depuis dans le camp des nationalistes et de l’opposition à l’Iran, sont connues. Au-delà de la lutte contre la corruption et de sa nouvelle croisade en faveur d’un Irak indépendant, une des principales demandes populaires depuis 2019, nul ne connaît exactement ses intentions s’il parvenait au pouvoir – les plus pessimistes craignant qu’il ne fasse de l’Irak une théocratie sur le modèle de la République islamique voisine. Quels que soient ses objectifs, Sadr avait semble-t-il l’intention de former un gouvernement pluriel de forces kurdes, chiites et sunnites, à l’exclusion de tous les partis pro-iraniens. C’était sans compter sur le pouvoir de nuisance des Hachd al-Chaabi, qui en dix mois ont menacé de renverser le gouvernement, tenté d’assassiner le Premier ministre Moustafa al-Kazimi, frappé les forces kurdes et attaqué le domicile du président du Parlement, Mohamed al-Halbousi.
Réécriture constitutionnelle et menace de nouvelle guerre civile
L’échec de Sadr et de ses alliés tient en grande partie à la corruption endémique des élites politiques irakiennes, dont les partis pro-iraniens ont su habilement jouer. Sous leur influence, la Cour suprême fédérale a ainsi modifié la Constitution, imposant la majorité des deux tiers du Parlement pour former un nouveau gouvernement. En réaction, les 73 députés du Mouvement sadriste ont démissionné en juin dernier. Car en filigrane se distingue nettement la guerre intestine à laquelle se livrent Moqtada al-Sadr et l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki, maître d’œuvre de cette réécriture constitutionnelle qui a coupé l’herbe sous le pied de son rival.
“L’échec de Sadr et de ses alliés tient en grande partie à la corruption endémique des élites politiques irakiennes, dont les partis pro-iraniens ont su habilement jouer”
C’est d’ailleurs à la suite de la nomination d’un allié de Maliki comme nouveau Premier ministre que Sadr a encouragé ses partisans à envahir le Parlement irakien fin juillet, un mouvement qui n’est pas sans rappeler l’insurrection du Capitole le 6 janvier 2021 à Washington. Depuis lors, le clerc chiite réclame une dissolution du Parlement et la tenue de nouvelles élections, une demande qui ne fait qu’attiser les tensions entre ses propres coreligionnaires et menace la population irakienne, qui avait pourtant voté pour le changement, d’une nouvelle guerre civile.
Désengagement américain en Irak
De ce chaos, seul l’Iran émerge en position de force, tandis que les États-Unis ont brillé par leur absence et leur volonté affichée de laisser les Irakiens gérer seuls leurs propres affaires. Aucune réflexion stratégique n’a vraisemblablement été élaborée à Washington pour éviter un tel scénario – si tant est qu’il aurait pu être évité. Depuis les élections d’octobre 2021, les officiels américains ne se seront rendus en Irak qu’à deux reprises, contrairement à l’administration Raïssi et aux Gardiens de la révolution qui ont réalisé dix visites à Bagdad, dans le but d’influencer leurs partenaires locaux comme leurs adversaires sur la formation du futur gouvernement. Le désengagement américain ne fait que confirmer l’Irak comme chasse gardée de l’Iran, ravi d’y maintenir ses intérêts.
“De ce chaos, seul l’Iran émerge en position de force, tandis que les États-Unis ont brillé par leur absence et leur volonté affichée de laisser les Irakiens gérer seuls leurs propres affaires”
Comme le cas de l’Afghanistan l’a déjà démontré, le désengagement s’avère toujours la plus mauvaise des options. C’est pourtant celle que l’administration Biden semble privilégier, alors que l’Irak reste un partenaire géostratégique majeur pour les États-Unis au Moyen-Orient, tant dans le domaine énergétique – le pays recèle les cinquièmes réserves mondiales de pétrole – que sécuritaire, Bagdad s’étant véritablement engagé dans un partenariat efficace en matière de contre-terrorisme. Conserver sa stabilité à l’Irak, dont ils ont influencé le destin ces vingt dernières années, ne semble pourtant plus être une priorité pour les Américains. Elle n’a jamais cessé de l’être, en revanche, pour l’Iran. La possible normalisation des relations entre Washington et Téhéran pourrait faciliter le dialogue sur ce sujet délicat, qui demeure incontournable pour la sécurité de la région.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 31/08/2022.