Le confinement et la crise liés à la pandémie de Covid-19 n’ont pas apaisé les tensions entre l’Iran et les Etats-Unis, pas plus qu’ils ne leur ont permis d’entamer une réflexion sur la stratégie employée des deux côtés pour « vaincre » l’adversaire.
Depuis bien des années, les Etats-Unis ont peiné à définir une stratégie « iranienne » à la fois efficace et consensuelle, aussi bien au sein de leur opinion qu’auprès de leurs alliés au Moyen-Orient. Quand l’administration Bush conditionnait la levée des sanctions contre Téhéran à l’abandon de tout programme nucléaire, l’administration Obama prit délibérément le contrepieds. En cherchant un rapprochement sur la base d’un accord international, où la levée des sanctions et la promesse d’une riche ouverture économique inciteraient l’Iran à respecter des engagements en matière nucléaire, Barack Obama fit opérer à la diplomatie américaine un virage majeur avec beaucoup d’assurance… mais sans réel soutien international au projet. Dès 2012, les Américains optèrent ainsi pour un format de négociations bilatérales, laissant leurs alliés traditionnels – Israël et l’Arabie Saoudite – de côté, ainsi que la France, contrairement au projet initialement multilatéral.
Le soutien domestique à ce rapprochement avec l’Iran ne fut pas plus unanime, et l’administration Obama commit l’erreur de ne pas chercher à l’obtenir. Paradoxalement, lorsqu’en mai 2018, Donald Trump décida unilatéralement de retirer les Etats-Unis du JCPOA, peu de voix se manifestèrent, y compris dans le camp républicain, pour le soutenir dans cette voie. Nombreux étaient ceux, y compris parmi les alliés des Américains au Moyen-Orient, à avoir fini par considérer que l’accord de Vienne restait tout de même une possibilité, certes imparfaite, d’éviter un conflit avec l’Iran et un nouvel embrasement de la région.
Après deux ans de sanctions et de « pression maximale », force est de constater que la stratégie de Donald Trump a mené les deux pays dans une impasse.
Depuis 2017, l’administration Trump vise en effet à obtenir un changement de régime à Téhéran pour complaire en premier lieu à Israël et à l’Arabie Saoudite. Outre l’abandon de son programme nucléaire, les Américains exigent de l’Iran qu’il n’augmente plus son arsenal de missiles balistiques et qu’il réduise drastiquement sa présence militaire au Moyen-Orient. Dans la pensée de Donald Trump, des sanctions économiques sévères ne pouvaient, en asphyxiant le pays, que mener à un soulèvement populaire suffisant pour mettre à bas la République islamique, et la voir remplacée par un régime plus complaisant à l’égard de Washington.
Or, cette stratégie, si elle a pu créer des difficultés supplémentaires au pouvoir iranien, tant sur le plan social qu’économique, est loin d’avoir atteint son objectif. La « pression maximale » américaine s’est très rapidement heurtée à la « résistance maximale » iranienne, d’autant plus nourrie par la déception d’avoir, pour l’Iran, continué à respecter l’accord en dépit du retrait américain, et de n’avoir obtenu aucune aide significative de la part des autres signataires européens. La « pression maximale » a en outre obtenu l’exact opposé de ce qu’elle visait, puisqu’elle n’a fait que pousser l’Iran à rejeter progressivement tous ses engagements adoptés dans l’accord de Vienne, et légitimer plus que jamais la poursuite de son programme nucléaire. Que ce soit sur le plan domestique ou militaire, Téhéran n’a opéré aucun changement positif, optant bien au contraire pour un durcissement de sa politique. Sa présence militaire au Moyen-Orient est toujours aussi forte – et sa maîtrise des dernières technologies de frappes toujours aussi efficace, comme on a pu le voir en septembre dernier contre les exploitations pétrolières saoudiennes, ou en janvier 2020, après l’assassinat de Ghassem Soleimani, contre les bases américaines en Irak. Bien qu’en situation d’extrême difficulté, renforcée par l’épidémie de Covid-19, l’Iran ne capitule toujours pas face à la pression américaine.
Si les Iraniens se montrent si résistants, c’est qu’ils parient depuis longtemps sur l’issue de l’élection présidentielle de novembre aux Etats-Unis, dans l’espoir que le président sortant ne soit pas réélu et qu’avec le candidat démocrate Joe Biden, ancien vice-président de Barack Obama, la situation puisse enfin s’éclaircir. C’est malheureusement méconnaître l’ambiguïté de la position américaine vis-à-vis de l’Iran, dossier largement influencé par sa politique protectrice envers Israël. C’est de surcroit l’une des rares questions où les clivages politiques entre Républicains et Démocrates n’existent plus.
Aussi, si d’aventure les Démocrates l’emportent en novembre – même si les sondages ne se portent guère en faveur de Trump actuellement, rien n’est certain – le nouveau président américain ne sera pas nécessairement mieux disposé à l’égard de l’Iran. Dans un moment où le pays sera toujours autant en difficulté, quel serait en effet l’intérêt des Américains à ne pas exploiter la situation, et obtenir quelques concessions stratégiques supplémentaires de la part de Téhéran en échange d’un allègement des sanctions ?
Pour l’heure, rien ne porte donc à croire qu’Américains comme Iraniens trouveront une voie pour sortir de l’impasse. Mais il existe cependant une différence fondamentale entre ces deux pays qui échouent à évaluer leurs intentions. Si la puissance militaire américaine reste indiscutablement hégémonique, sa capacité d’acceptation du coût d’un nouveau conflit militaire est incomparablement plus faible que celle des Iraniens. Comment expliquer sinon l’absence de réaction après les attaques des bases américaines en Irak – pas moins de 20 entre janvier et mars 2020 ? Que penser, plus récemment, de la tolérance dont ont fait preuve les Etats-Unis lors de l’envoi de cinq supertankers par l’Iran à destination du Venezuela, autre pays sous sanctions américaines et situé dans une région où la concentration des forces américaines est maximale ? L’administration Trump, qui cherche elle aussi à gagner du temps et à parier, pour sa part, sur la réélection du président sortant, ne parvient pas à résoudre la contradiction flagrante entre son obsession du dossier iranien et sa volonté de se désengager du Moyen-Orient, situation que le régime iranien exploite volontiers.
Car, s’ils commettent une erreur d’appréciation quant aux réalités de la politique américaine, les Iraniens ont néanmoins parfaitement compris que l’audace avait changé de camp. Or, le pays en difficulté, mais qui est prêt à supporter le poids du sacrifice, est bien plus à craindre que celui qui détient la toute-puissance, mais redoute plus que tout de la perdre.
Article rédigé par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 17/06/2020.