Conséquence de l’invasion russe en Ukraine, le monde connaît une insécurité alimentaire croissante, la flambée des prix menaçant de nombreux pays importateurs de denrées agricoles. Le risque d’une pénurie ou de difficultés d’approvisionnement est d’autant plus important lorsque l’un des principaux exportateurs de blé, la Russie, se voit obligée d’établir des quotas afin d’assurer sa propre autonomie alimentaire. Moscou a dû en effet interdire temporairement ses exportations de céréales vers les Etats de l’Union économique eurasienne, et a fixé son quota à 11 millions de tonnes, dont 8 millions de blé, jusqu’au 30 juin prochain.
Or, comme l’Egypte et la Turquie, l’Iran importe surtout de Russie l’essentiel de ses denrées alimentaires de base. Sur près de 52 milliards de dollars d’importations diverses pour la seule année 2021, 19 milliards ont ainsi été consacrés à l’achat de 30 millions de tonnes de blé, de maïs, d’orge, de graines oléagineuses, d’huile et de farine de soja destinée à l’alimentation animale. Ces chiffres confirment une triste réalité : puissante sur le plan militaire, la République islamique manque d’indépendance alimentaire et se trouve de ce fait extrêmement vulnérable face aux fluctuations des marchés mondiaux pour assurer la subsistance de sa population. Dans le cas d’une guerre qui implique les deux principaux fournisseurs mondiaux en blé, cette dépendance à l’extérieur peut s’avérer catastrophique.
Le problème est tel qu’Ali Khamenei a appelé, lors de son discours du Nouvel an le 21 mars dernier, à revitaliser le secteur agricole iranien et à rendre l’Iran auto-suffisant. Il sait pourtant que ce louable objectif intervient dans un contexte mondial des plus défavorables, outre les problèmes de sécheresse et de raréfaction de l’eau extrêmement inquiétants pour l’avenir du pays.
Tous deux soumis au même régime d’exclusion des marchés mondiaux, la Russie et l’Iran ont donc tout pour s’unir davantage et construire des alternatives leur permettant de résister à la volatilité des cours et aux restrictions extérieures. Moscou souhaite en effet rendre son économie et son commerce extérieur moins dépendants du dollar, et travaille conjointement avec Téhéran sur un mécanisme de protection de leurs échanges commerciaux et financiers face aux sanctions. Le mois dernier, le ministère iranien de l’Agriculture a sanctuarisé avec la Russie l’importation de près de 20 millions de tonnes de denrées agricoles. Un accord bilatéral qui permettrait l’échange d’hydrocarbures iraniennes contre de l’alimentation pour bétail en provenance de Russie serait également en projet.
Les bénéfices peuvent être néanmoins mutuels et le contexte géopolitique, si difficile soit-il, pourrait même représenter une opportunité économique pour l’Iran. Bien que ses importations alimentaires se chiffrent chaque année en milliards de dollars, la Russie a interdit l’importation en provenance d’Europe et des Etats-Unis, une mesure de rétorsion face aux sanctions économiques qui ont suivi son annexion de la Crimée en 2014. Téhéran, qui compte une bonne production maraîchère et laitière, pourrait aisément investir le marché alimentaire russe. En 2021, ses propres exportations vers la Russie ont déjà augmenté de 14%. Fin janvier, donc en amont de l’invasion ukrainienne, le président Raïsi annonçait un accord signé avec Moscou qui devrait lever les barrières douanières et porter leurs échanges commerciaux à 10 milliards de dollars par an. A cette fin, un axe commercial nord-sud devrait également être mis en œuvre pour faciliter les échanges.
Le renforcement de cette relation bilatérale est d’autant plus nécessaire pour Téhéran que l’importation de ses biens de base est désormais conditionnée au taux de change de la Banque centrale iranienne, cinq fois plus élevé que le taux indexé sur le dollar américain. La conséquence que la République islamique veut évidemment éviter est une flambée des prix qui entraînerait de nouveaux mouvements sociaux, semblables à ceux qui avaient suivi l’augmentation du prix de l’essence en novembre 2019. Certes principal client des denrées russes, l’Iran peut néanmoins s’approvisionner auprès d’autres pays, notamment européens ou asiatiques, le commerce alimentaire étant exempté de sanctions économiques imposées par Washington. Poussé par la nécessité, le gouvernement tente également de favoriser l’agriculture iranienne, en garantissant un prix d’achat élevé aux céréaliers locaux qui devraient produire cette année 9 millions de tonnes de blé, réduisant quelque peu la dépendance de l’Iran aux importations.
Mais ces mesures, certes bienvenues, restent insuffisantes pour garantir l’autonomie alimentaire du pays, et sans doute quelque peu tardives. La guerre en Ukraine et ses conséquences sur les marchés mondiaux soulignent encore une fois, comme au moment de la crise sanitaire, à quel point la réflexion sur l’autosuffisance, qu’elle soit alimentaire ou énergétique, doit devenir une donnée essentielle des politiques publiques. Pays européens comme asiatiques ne peuvent plus y échapper, surtout face à un contexte géopolitique de plus en plus marqué par les crises, et qui ne permet plus de se consacrer au superflu au détriment de l’essentiel.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 01/05/2022.