Le 31 août, les derniers soldats américains quittaient l’Afghanistan et refermaient la page de la « plus longue guerre » des Etats-Unis. Si leur défaite et leur fuite honteuse du pays actent en premier lieu le retour des talibans au pouvoir vingt ans après en avoir été chassés, elles signalent aussi la fin d’une époque, celle du « nation-building » et de la « destinée manifeste » d’un pays convaincu de sa mission de diffuser la liberté, la démocratie et le capitalisme partout dans le monde. Premier échec de l’administration Biden, la fin de la guerre afghane sonne le tocsin d’une pensée qui a animé la politique étrangère américaine depuis 1945, aujourd’hui recentrée sur trois priorités : combattre la montée en puissance de la Chine, apaiser les relations avec la Russie, renouer avec un relatif isolationnisme en-dehors de ces deux préoccupations.
Cette évolution stratégique ne se sera pas opérée sans conséquences. Après vingt ans de « boulot catastrophique » selon la propre expression d’un ancien diplomate américain, que reste-t-il désormais de la crédibilité internationale des Etats-Unis ? L’onde de choc afghane s’est répercutée à travers l’Asie centrale et le Moyen-Orient, où l’Irak, autre pays qui fut l’objet d’une « guerre sans fin » américaine et accueille encore leurs troupes, s’inquiète naturellement de son avenir et craint un retour de l’Etat islamique à la faveur du départ des derniers 2700 soldats américains encore présents. Plus près de nous, à la frontière de l’Europe, l’Ukraine ne peut que constater depuis plusieurs semaines le recentrage des priorités américaines vis-à-vis de la Russie, ce qui risque de la livrer encore davantage à la prédation du Kremlin. En un mot, la permanence du soutien américain est désormais largement questionnée par les alliés des Etats-Unis, à tel point qu’au Moyen-Orient, acter définitivement le manque de fiabilité et d’efficacité stratégique des Américains est devenu une évidence.
Ce changement de regard est particulièrement manifeste en Irak, voisin immédiat de Téhéran. En mémoire demeure bien évidemment le soutien que l’Iran a apporté à l’Etat irakien à partir de 2014 dans sa lutte contre l’Etat islamique, par l’entremise de sa « légion étrangère » d’obédience chiite patiemment constituée au cours des quarante dernières années, et des Hachd al-Chaabi, milices irakiennes idéologiquement proches de la République islamique. De toute évidence, l’Irak a tout intérêt à ménager son puissant voisin afin de garantir sa propre sécurité intérieure, car s’il ne connaît pas la situation de l’Afghanistan, il reste comme lui épuisé par des années de guerre extérieure, civile, et par une menace terroriste constante, qu’elle provienne de Daech ou d’Al-Qaïda.
Cette reconnaissance de la suprématie iranienne dans la région semble avoir été internationalement actée lors de la « conférence des voisins de l’Irak », organisée conjointement avec Paris et qui s’est tenue à Bagdad le 28 août dernier. Premier chef d’Etat occidental à s’être rendu dans la région depuis la chute de Kaboul, Emmanuel Macron a certes officiellement voulu rassurer les dirigeants irakiens sur le soutien français, et ouvrir le dialogue et la coopération entre les puissances de la région, dont les pétromonarchies arabes du Golfe Persique. Mais au-delà du discours officiel et des visites jusqu’au Kurdistan irakien, présentés comme des marques de respect à l’égard de toutes les communautés d’Irak, ses gestes à l’égard de la communauté chiite et de l’Iran n’ont trompé personne : en se rendant au sanctuaire d’Al-Kadhimiya, qui abrite le mausolée de Mûsa al-Kâzim, septième imam du chiisme duodécimain, et en invitant – d’après ses propres dires – Hossein Amir Abdollahian, le nouveau ministre iranien des Affaires étrangères, à se rendre prochainement à Paris pour discuter de « relations bilatérales », le président français a parfaitement compris où se situait la véritable influence politique en Irak, et au-delà.
Ce sommet a par ailleurs été l’occasion de constater ce retour de l’Iran sur le devant de la scène régionale à travers deux symboles, justement portés par le nouveau chef de la diplomatie iranienne. Loin d’une faute protocolaire, Amir Abdollahian a très clairement signifié la position de Téhéran comme puissance régionale et sécuritaire de premier plan en se plaçant au premier rang, d’ordinaire réservé aux chefs d’Etat, lors de la prise de la photo officielle du sommet. Enfin, son choix de ne s’exprimer qu’en arabe, et non en persan – un fait extrêmement rare – présentait l’Iran, vis-à-vis du monde arabe, comme une puissance musulmane avant d’être chiite, capable de le protéger du danger islamiste.
L’Iran dispose en effet de nombreux atouts pour œuvrer à une stabilisation de l’Asie centrale et de l’Afghanistan. Certes, les divergences entre les talibans et la République islamique ont longtemps pesé dans leurs relations, ainsi qu’un passif très lourd – massacres de la minorité chiite hazara entre 1996 et 2001, assassinat des journalistes iraniens et de huit diplomates iraniens à Mazar-e Charif en 1998. Mais pour contrer cet ennemi commun qu’étaient les Etats-Unis, les Iraniens ont, comme à leur habitude, fini par choisir une approche pragmatique et un rapprochement diplomatique initié de longue date avec les talibans, bien avant la chute de Kaboul.
Loin d’être surpris par la défaite des Américains en Afghanistan, Téhéran s’en est manifestement réjoui et a conservé, à l’instar de la Russie et de la Chine, son ambassade à Kaboul ainsi que ses multiples consulats présents dans les principales villes du pays. Cette connivence est également manifeste dans les choix rhétoriques : la République islamique désigne les talibans par le terme politique qu’ils se sont eux-mêmes donné, à savoir « émirat islamique » et veut croire que les communautés chiites afghanes, qui fêtaient l’Achoura au moment de la victoire des talibans, n’ont jamais été inquiétées ou victimes d’exactions de leur part. Téhéran enfin manifeste sa volonté d’une coopération accrue en renvoyant progressivement les réfugiés afghans dans leur pays, et en démantelant les camps de fortune bâtis à la frontière irano-afghane.
A travers cette alliance objective avec des fondamentalistes pourtant diamétralement opposés à ses fondements idéologiques et religieux, la République islamique poursuit naturellement sa lutte contre les Etats-Unis afin de redevenir « maîtresse en son royaume », en renforçant la structuration d’un axe des puissances asiatiques – dont la Chine et la Russie sont les principaux moteurs – capable d’affaiblir Washington dans la région. La débâcle américaine laisse désormais le champ libre à de telles ambitions, tant les pays de la région ont compris que l’entente avec la seule puissance permanente locale était dans leur intérêt sécuritaire immédiat. La nature ayant horreur du vide, le nouveau gendarme du Moyen-Orient siègera sans doute à Téhéran.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 5/09/2021.