Toujours en cours depuis le 12 décembre, le blocus du corridor de Lachine entrave la seule connexion terrestre entre le Haut-Karabakh, où vivent près de 120 000 personnes, et le reste du Caucase. Les manifestants azéris qui bloquent la route depuis bientôt trois semaines empêchent en effet la libre circulation des biens et des personnes. Leurs revendications, d’abord formulées au prétexte d’un état des lieux de l’exploitation des mines de l’enclave, ont rapidement révélé leur véritable motivation. La remise en cause de l’efficacité de l’armée russe, force de maintien de la paix dans la région depuis novembre 2020, et la demande de contrôles accrus sur le Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, ont avant tout des visées nationalistes. En manque de matériel médical, de ressources énergétiques et de denrées alimentaires, les habitants du Haut-Karabakh, essentiellement d’origine arménienne, subissent directement ce chantage.
Plus que jamais, le Caucase du sud est au bord d’une crise humanitaire, et peut-être d’un nouvel affrontement entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Conscients du danger, les Etats-Unis et l’ONU ont appelé le gouvernement de l’Azerbaïdjan, qui nie sa responsabilité directe dans la situation, à lever le blocus. Mais pour l’heure, ces manifestations de la communauté internationale restent bien trop légères pour exercer la moindre pression sur Bakou, tandis que sur place, le gouvernement Aliyev profite du vide stratégique pour régler ses différends avec l’Arménie.
Désignée par le cessez-le-feu de novembre 2020 comme la garante de la sécurité de l’enclave, la Russie déploie sur le terrain une force de 2500 hommes, dont les prérogatives et les missions n’ont cependant jamais été clairement définies. Affaibli par les coûts humains et logistiques de l’invasion de l’Ukraine, le Kremlin semble clairement en difficulté pour assurer sa tâche à la hauteur de l’enjeu. De fait, les Russes n’ont pas été en mesure d’empêcher le blocus du corridor de Lachine, connexion pourtant essentielle où la libre circulation doit être maintenue.
Parallèlement aux négociations menées sous l’égide de la Russie, l’autre canal de négociations avec l’Arménie, ouvert par les Occidentaux, n’a pour l’instant abouti à aucune résolution. Nullement tempéré dans ses ardeurs par une grande puissance régionale, au contraire largement encouragé et soutenu militairement par la Turquie, Bakou manifeste un nationalisme à l’agressivité croissante, et n’hésite plus à recourir à la force pour résoudre la question du statut du Haut-Karabakh – en clair, l’annexer intégralement à son propre territoire. Preuve de ce dédain pour une résolution diplomatique, deux semaines après la reprise des discussions avec son homologue arménien à Bruxelles, Ilham Aliyev lançait de nouvelles attaques-éclair directement contre l’Arménie le 12 septembre dernier. En réalité, la seule paix envisageable par Bakou est une paix conclue selon ses propres termes, en recourant à la violence militaire si nécessaire pour obtenir satisfaction, et cette méthode laisse présager d’autres abus.
Le sort des Arméniens de l’enclave est en effet au coeur de la problématique. Les autorités locales du Haut-Karabakh craignent avec raison qu’une intégration pleine et entière de leur territoire à l’Azerbaïdjan ne soit le prélude à un nettoyage ethnique, soit par l’usage direct de la violence, soit par l’exil forcé. Bakou assure que les Arméniens du Haut-Karabakh jouiraient de la même égalité de traitement que les citoyens azéris. Le doute est permis compte tenu de la brutalité des exactions déjà commises depuis 2020 contre les militaires et les civils arméniens, ou de la destruction systématique du patrimoine culturel et religieux arménien dans l’enclave du Nakhitchevan, désormais rattachée à l’Azerbaïdjan. Pour les Arméniens, il est donc difficile de croire qu’ils bénéficieront d’une quelconque sécurité au sein de la société azérie. Au demeurant, la principale revendication de l’Azerbaïdjan, l’annexion pleine et entière du Haut-Karabakh à son territoire, ne s’accompagne explicitement d’aucun statut spécial accordé aux Arméniens qui y résident.
Dans ce contexte, le risque d’une escalade des tensions est parfaitement explicite, au point d’être verbalisée par le président Aliyev. Celui-ci a promis une nouvelle guerre de grande ampleur si les conditions posées par l’Azerbaïdjan n’étaient pas satisfaites. Sur le dossier du corridor du Zanguezour, qui doit relier la république autonome du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan et à la Turquie via le sud de l’Arménie, le président azéri envisage tout simplement de régler le problème en annexant les territoires arméniens concernés, et en confiant l’administration de la section arménienne de cette nouvelle connexion à la Russie. Peu importe, dans l’affaire, si Erevan, la capitale arménienne, se trouve dès lors coupée du sud de l’Arménie et soumise à une catastrophe économique, administrative et humaine.
Sans l’intervention de grandes puissances extérieures, les conditions garantissant la stabilité du Caucase du Sud ne pourront que se dégrader. La présence de la Russie aurait dû prévenir la situation actuelle. Mais sa défection croissante sur le terrain n’a fait qu’exacerber les provocations de l’Azerbaïdjan et l’agressivité entre les deux parties. En raison de leur rivalité idéologique et militaire, les Occidentaux ont accepté jusqu’ici de laisser Moscou gérer son « étranger proche » et de perdre en capacité d’influence dans la région. La menace d’instabilité qui pèse désormais, non plus seulement sur le Haut-Karabakh, mais sur tout le Caucase du Sud, doit les encourager à intervenir dans le conflit.
Il est désormais urgent d’avoir un médiateur capable de ramener l’Azerbaïdjan et l’Arménie à la table des négociations, et cet objectif ne pourra être atteint que par la menace de sanctions occidentales, économiques et diplomatiques, contre Bakou. En la matière, les Etats-Unis, qui demeurent les principaux moteurs diplomatiques de l’Occident, doivent agir comme superviseurs de ce nouveau processus, et surtout affirmer un positionnement clair. L’aide militaire allouée à l’Azerbaïdjan, qui s’est chiffrée à 164 millions de dollars entre 2002 et 2020 sans véritable conditionnalité (notamment celle de ne pas l’utiliser à des fins d’agression de l’Arménie), doit être suspendue sine die par Washington. L’imposition de sanctions dans le cadre du Global Magnitsky Human Rights Accountability Act, remis en vigueur par Joe Biden en avril dernier, doit être invoqué contre les responsables azéris qui se seraient rendus responsables d’entraves aux droits de l’homme, sanctions qui seraient parallèlement adoptées par l’Union européenne. L’investissement diplomatique est conséquent, mais après trente ans d’atermoiements et de retards, celui-ci est devenu plus urgent que jamais. En cas d’échec ou de demi-mesures, le conflit du Haut-Karabakh ne trouvera aucune résolution et le Caucase, en devenant une nouvelle poudrière, impactera toutes les parties prenantes largement au-delà de ses frontières.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 01/01/2023.