En 2019, Emmanuel Macron avait choqué en jugeant que l’Otan était “en état de mort cérébrale”. Dépourvue de stratégie, soumise à l’imprévisibilité de la politique américaine sous le mandat de Donald Trump, l’organisation atlantique semblait alors un objet géopolitique hérité du passé et dépourvu d’avenir. L’invasion russe en Ukraine l’a immédiatement replacée au centre de l’échiquier géopolitique européen : livraison d’armes à Kiev, augmentation des budgets de défense nationaux, renforcement de la sécurité de la frontière orientale de l’Europe… En unissant ses membres contre la Russie, redevenue l’ennemie, la guerre a redonné sens à la mission fondamentale de l’Otan, la défense territoriale du continent européen, et ouvert une phase bienvenue de réflexion stratégique. Mais au-delà du masque de l’unité retrouvée, l’organisation n’en reste pas moins rongée par ses faiblesses.
Un repositionnement bienvenu face à la Russie
En quatorze ans, l’Otan a déjà parcouru un long chemin pour se repositionner face à la Russie, encore considérée il n’y a pas si longtemps comme une “partenaire”, sous la pression de pays dépendants d’elle sur le plan énergétique comme l’Allemagne, mais aussi des États-Unis, soucieux de ne pas recréer un climat de guerre froide à l’est de l’Europe. À l’inverse, les préoccupations légitimes de ses membres les plus vulnérables, comme les pays baltes ou la Pologne, n’étaient pas véritablement prises en compte, créant une rupture d’égalité entre les membres de l’alliance.
“Il n’y a pas si longtemps les préoccupations légitimes de ses membres les plus vulnérables, comme les pays baltes ou la Pologne, n’étaient pas véritablement prises en compte, créant une rupture d’égalité entre les membres de l’alliance”
Pourtant en première ligne face aux ambitions territoriales de la Russie, leurs territoires demeuraient dépourvus de renforts militaires, tandis que l’Otan refusait à la Pologne l’établissement de plans d’urgence en cas d’attaque russe. Les premières incursions de la Russie dans le Donbass en 2014 avaient déjà renversé la tendance et poussé l’alliance à renforcer sa présence militaire en Europe orientale. Avec l’invasion du 24 février, ses alliés “de seconde zone” sont désormais essentiels pour faire barrage à la pression russe, tandis que la Finlande et la Suède, deux États jusqu’ici neutres, ont déposé leur candidature pour rejoindre l’organisation, et en seront peut-être membres d’ici la fin de l’année 2022, sous réserve d’accord de la Turquie.
L’erreur stratégique de Poutine
L’erreur stratégique de Vladimir Poutine est d’avoir précisément cru à la “mort cérébrale” de l’Otan. Contre toute attente, son “opération spéciale” lui a redonné un but, et a considérablement fait évoluer la géographie militaire du nord-est de l’Europe en quelques mois. Alors que la plupart des membres de l’organisation se reposaient sur la contribution considérable, financière et militaire, des États-Unis pour son fonctionnement, leurs budgets de défense, y compris dans la frileuse Allemagne, ont augmenté de manière significative, redonnant un crédit et une utilité à l’Otan aux yeux de Washington : Berlin consacrera, comme prévu par les statuts de l’organisation, 2 % de son PIB à son budget militaire. L’Espagne, qui accueillera le prochain sommet de l’Otan courant juin, a annoncé vouloir doubler sa contribution, qui stagne aujourd’hui à 1 %, d’ici 2024.
Des déséquilibres internes et un commandement illisible
Malgré ces progrès rapides, l’Otan reste néanmoins datée et inadaptée aux enjeux géostratégiques européens et mondiaux. Il est de base difficile d’établir une stratégie et une rhétorique communes entre trente membres aux intérêts politiques divergents, tant en matière de positionnement face à la Chine ou la Russie, qu’en termes d’implication. La cohésion de l’Otan face à ses rivales pâtit en effet de déséquilibres internes anciens. Tous ses membres ne disposent pas d’un poids militaire équivalent – les États-Unis et la Turquie, respectivement première et seconde armée de l’alliance, fournissent l’essentiel de sa force de frappe – mais tous sont politiquement égaux. Les pays frontaliers de l’Otan, dont les plus vulnérables, sont pour l’heure les moins en mesure de porter le fardeau d’une défense européenne.
“Il est de base difficile d’établir une stratégie et une rhétorique communes entre trente membres aux intérêts politiques divergents, tant en matière de positionnement face à la Chine ou la Russie, qu’en termes d’implication”
La structure de commandement de l’Otan est illisible, dépourvue d’un siège unique ou, à tout le moins, bicéphale. Le défaut d’exercices conjoints, et l’impréparation de l’alliance face aux moyens de la guerre moderne – subversion, pression économique, propagande et corruption, armes auxquelles la Russie est rompue – laisse planer un doute réel sur sa capacité opérationnelle en cas de crise majeure. À moins de considérer que les États-Unis devront y répondre seuls et sur tous les plans, logistique, tactique et militaire. Un exemple simple : la Russie a fait de la famine une arme presque plus redoutable que son armée de métier, qui risque d’entraîner troubles politiques et migrations de masse de l’Afrique au Moyen-Orient… Autant de menaces qui frapperont aux portes de l’Otan et auxquelles elle ne sait pas répondre efficacement.
Un manque criant d’unité politique
Enfin, les clivages politiques au sein de l’alliance sont béants : certaines démocraties comme la Turquie et la Hongrie flirtent dangereusement avec l’autoritarisme et les “ennemis” déclarés de l’Otan comme la Russie, tout en maintenant un équilibre improbable en cohabitant avec Washington et les démocraties d’Europe occidentale. Restent enfin ceux, comme l’Allemagne, qui rechignent à prendre les décisions difficiles, et ceux, comme la France, qui proposent beaucoup en discours et offrent peu en actes.
Un processus de décision à revoir avec les États-Unis
Pour regagner en crédibilité et s’adapter aux enjeux actuels, l’Otan doit d’abord réviser son processus de prise de décision. Entre les tenants de la diplomatie, ceux de la riposte brutale, et ceux encore qui privilégient l’ambiguïté pour s’abstenir de toute réponse, il est devenu urgent de définir une stratégie commune et de s’y tenir.
Sur le plan militaire, l’organisation atlantique aurait tout intérêt à ressusciter ses propres structures de renseignements qui avaient fait leurs preuves durant la guerre froide, et dont la mission était justement de contrecarrer le progrès technologique de l’Union soviétique.
“Entre les tenants de la diplomatie, ceux de la riposte brutale, et ceux encore qui privilégient l’ambiguïté pour s’abstenir de toute réponse, il est devenu urgent de définir une stratégie commune et de s’y tenir”
L’Otan demeure enfin victime d’un paradoxe : si les États-Unis lui donnent sa crédibilité, ils l’entament également en n’assurant pas son autonomie militaire, alors que les États européens sont pourtant capables d’assurer eux-mêmes leur défense – à condition de dépasser leur faiblesse politique. La régionalisation des coalitions, en regroupant les forces armées des membres de l’Otan en fonction de leur géographie, pourrait y contribuer. À charge pour Washington d’accepter de partager le fardeau et d’encourager l’autonomie stratégique des Européens, tout en conservant cette position de super-puissance qui confère à l’alliance son relief militaire.
Si elle travaille déjà à ces nécessaires évolutions, l’Otan demeure encore la proie d’un certain wishful thinking, alors qu’elle ne peut plus se le permettre. Le contexte actuel l’oblige à se repenser d’urgence, sous peine de devenir définitivement cet objet géopolitique “en état de mort cérébrale”, incapable de répondre aux défis présents et à venir.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 15/06/2022.