Atlantico.fr : De nombreuses critiques avaient été portées sur la stratégie de Donald Trump sur les sanctions américaines à l’égard de l’Iran. Des négociations ont pourtant conduit à l’accord nucléaire de 2015 avec les puissances internationales. L’Iran vient d’ailleurs de s’engager à élargir sa coopération avec les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique. L’Iran vient d’accorder à l’AIEA l’accès réclamé à deux sites nucléaires suspects. Quels signaux sur la stratégie iranienne transparaissent à travers ces décisions d’ouverture ? L’Iran est-il vulnérable face à la pression des Etats-Unis et de la communauté internationale ? Comment expliquer ce basculement ? La République islamique a-t-elle cédé sous la pression ?
Ardavan Amir-Aslani : Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une capitulation face à la « pression maximale » américaine, ou face aux pressions de la communauté internationale. Au contraire, la stratégie de l’administration Trump a pour l’heure totalement échoué et n’a fait qu’isoler les Etats-Unis sur le dossier iranien. Les derniers exemples en date en ont été donnés précisément aux Nations Unies. Ces dernières semaines, Washington a essuyé deux échecs cinglants au sein du Conseil de Sécurité, d’abord avec le rejet de sa résolution visant à prolonger l’embargo sur les armes en Iran – pour rappel, seule la République dominicaine y a apporté son soutien, la Chine et la Russie ont voté contre, et les autres membres, dont les Européens, se sont abstenus ; ensuite, avec le refus d’enclencher le mécanisme de « snapback » prévu dans l’accord de 2015 à la demande des Américains, qui malgré leur retrait en mai 2018 prétendaient obtenir ainsi un rétablissement de toutes les sanctions contre l’Iran. C’est donc toute cette stratégie qui a été globalement rejetée par la communauté internationale.
L’Iran pour sa part a évité soigneusement de prendre part à cette surenchère diplomatique, malgré de multiples menaces de « réponses proportionnées ». Je crois plutôt qu’en accédant aux demandes de l’AIEA, Téhéran analyse froidement le contexte actuel et agit en conséquence. Ce n’est pas la pression américaine qui a fait évoluer la position de l’Iran, c’est au contraire son échec. Face à des Américains isolés et une communauté internationale vraisemblablement favorable au maintien de l’accord ou à sa renégociation, et face aux Etats-Unis à un candidat démocrate dont l’élection, si elle se réalise, entraînerait de facto la fin des sanctions économiques qui asphyxient l’Iran depuis deux ans, le régime a tout intérêt à faire preuve de bonne volonté vis-à-vis de l’ONU et montrer qu’il est capable, à la différence des Américains, de tenir ses engagements, et de répondre à un geste positif par un autre.
Cette attitude va-t-elle permettre d’apaiser les tensions sur le dossier du nucléaire iranien ? Quels sont les objectifs du régime iranien sur le long terme et dans le bras fer liés aux sanctions ?
De toute évidence, cette décision ne peut que contribuer à apaiser les tensions et permettre de réinstaller un peu de confiance dans des relations minées par quatre années de présidence Trump d’un côté et de rivalités entre réformateurs et conservateurs de l’autre. A long terme, le principal objectif de l’Iran est évidemment de mettre fin aux sanctions américaines car, même s’il a opposé une stratégie de « résistance héroïque » face à la « pression maximale », celle-ci a énormément pesé sur la population iranienne. La réalité économique de l’Iran est catastrophique, avec les prix des biens de première nécessité qui ont considérablement augmenté, un taux d’inflation de 41%, une contraction du PIB de 14% en deux ans, une croissance passée de 12% en 2016 à -7% aujourd’hui ! L’épidémie de Covid-19 n’a fait qu’aggraver cette situation, puisque les sanctions pénalisent l’acheminement de matériel médical nécessaire. Les Iraniens font donc le pari de la patience et de l’alternance politique aux Etats-Unis pour répondre à l’urgence économique et sociale.
En revanche, si une reprise du dialogue entre l’Iran et les Etats-Unis, et la communauté internationale dans son ensemble, est évidemment souhaitable, je doute fortement que l’accord de Vienne persiste dans sa forme actuelle. Les Iraniens, pour leur part, sont fort mal disposés à l’égard de ce texte qui n’a jamais respecté ses promesses, notamment économiques. En outre, même si Joe Biden s’est prononcé en faveur d’une renégociation du traité, il ne l’envisage pas sans aborder le programme balistique et l’activisme politique et militaire de l’Iran au Moyen-Orient. Or, ces sujets restent non-négociables pour l’aile conservatrice de la République islamique, dont l’influence reste très forte à Téhéran. Il existe au sein même du régime une véritable tension entre ceux qui prônaient le dialogue avec l’Occident – les réformateurs dont le président Hassan Rohani – et les conservateurs qui ont remporté les élections législatives en février, et n’ont jamais cru aux retombées de l’accord nucléaire du 14 juillet 2015. Même en cas de reprise des négociations avec les Occidentaux, ces luttes internes risquent de persister et d’affecter la stratégie choisie par l’Iran et ce d’autant qu’il y a fort à parier que les conservateurs remporteront les prochaines élections présidentielles.
Au regard de la situation délicate sur le plan économique et politique au Liban, suite à la catastrophe de Beyrouth, et avec les élections américaines imminentes, quelle peut être la marge de manœuvre du régime iranien dans les mois à venir face aux sanctions et alors que l’économie et que le pays sont durement touchés par la crise du Covid-19 ? Cette stratégie d’ouverture ou de main tendue de l’Iran pourrait-elle se poursuivre de manière contrainte et forcée, ou permettra-t-elle au régime iranien d’obtenir des avancées importantes et un assouplissement des sanctions ?
Alors que les Américains ont démontré avec leurs deux échecs successifs devant le conseil de sécurité ces dernières semaines qu’ils étaient des joueurs de poker, les Iraniens ont démontré qu’eux, ils sont des joueurs d’échecs. Ainsi, ils ont tendance à porter un regard à sec sur les enjeux et anticiper plusieurs coups d’avance leur mouvement à venir. Ils sont aujourd’hui en plein dans leur stratégie de « patience héroïque » celle qui consiste à faire le dos rond dans l’attente du résultat des élections américaines. Ils n’entreprendront donc aucune initiative qui risquerait de les stigmatiser aux yeux de la communauté internationale. Le vent de l’histoire est en leur faveur aujourd’hui non pas parce que Téhéran est plus populaire aujourd’hui qu’hier mais parce que l’Amérique est ostracisée sur la scène internationale. Les Etats-Unis n’ont jamais été aussi isolé dans la communauté des nations. Même les alliés traditionnels de Washington refusent de soutenir l’agressivité américaine à l’encontre de l’Iran. Ainsi, pour les Iraniens il n’est pas question de donner le moindre prétexte aux Américains pour inverser la situation d’isolement diplomatique de Donald Trump.
En revanche, Téhéran sait également que la théocratie iranienne ne saurait se projeter dans le temps uniquement en se fondant sur la mentalité d’un pays assiégé et en se contentant de promettre à la population un chômage permanent, une récession systématique et une politique de restriction des libertés publiques. Surtout que la population iranienne, jeune et éduquée, aspire à autre chose que le conflit permanent avec le monde entier. De la sorte Téhéran ne manquera pas de déployer une campagne de bonne volonté pour faire lever ou réduire les sanctions dont le pays fait l’objet. L’espoir immédiat de l’Iran étant de pouvoir au moins vendre librement son pétrole et de pouvoir intégrer ne serait-ce que partiellement le système financier international.
De deux choses l’une : si Donald Trump est réélu, les sanctions perdureront et peut-être s’intensifieront, et on imagine mal comment la situation domestique de l’Iran pourrait être encore plus noire ; à l’inverse, si Joe Biden remporte l’élection présidentielle en novembre, une sortie de crise pourrait être envisagée à court terme. S’il observe une stratégie prudente vis-à-vis de l’Occident, l’Iran a néanmoins retenu de ces dernières années de tensions diplomatiques qu’il lui est nécessaire de multiplier les alliances pour éviter de dépendre uniquement du bon vouloir des Américains ou des Européens. Son rapprochement avec la Chine, à travers la signature du Lion-Dragon Deal en 2019 – qui promet 400 milliards de dollars d’investissements chinois en Iran sur vingt-cinq ans – démontre bien qu’à ses yeux les Occidentaux ne sont plus irremplaçables. Pour autant, la Chine peut-elle à elle seule sortir l’Iran de son isolement économique et diplomatique, alors qu’elle est elle-même en difficulté avec les Américains ? Rien n’est moins sûr. Si l’élection présidentielle américaine confirme, par son issue, la possibilité d’une ouverture, il me semblerait judicieux d’en profiter avec un égal intérêt. L’Iran aurait tout à gagner à multiplier les partenariats pour regagner sa juste place dans le concert des nations, mais il ne le fera certainement pas sans garanties sérieuses et fiables. Réussir à rebâtir une relation de confiance me semble la principale difficulté que l’Iran et l’Occident auront à affronter s’ils souhaitent véritablement reprendre le dialogue.
Paru dans l’Atlantico du 30/08/2020.