Fin janvier, le gouvernement saoudien a initié une étrange opération de communication. Jusqu’au début de l’année, on pouvait encore lire sur le site officiel de l’ambassade d’Arabie saoudite aux États-Unis le récit communément admis concernant la fondation du premier royaume saoudien au XVIIIe siècle. Il est ainsi attesté que vers 1745, Mohammed ibn Saoud, maître de l’oasis de Dariya, non loin de Riyad, le créa avec l’appui du prédicateur Mohammed ibn Abdelwahhab, un imam chassé de sa terre natale en raison de ses prêches prônant un islam ultra-radical. Cette alliance du sabre et du turban permit à la famille Al-Saoud d’émerger comme le principal pouvoir local, conquérant jusqu’au début du XIXe siècle dans la majeure partie de ce qui constitue l’actuelle Arabie saoudite, jusqu’à ce que les Ottomans mettent un terme à cette expansion en décapitant l’arrière-petit-fils d’Ibn Saoud. Pour autant, deux autres royaumes saoudiens se succédèrent par la suite : un second de 1824 à 1891, enfin un troisième fondé en 1932 par Abdelaziz Ibn Saoud, père du roi Salmane, qui évinça les Hachémites, chérifs de La Mecque et de Médine depuis près de mille ans, notamment grâce à la milice des Ikhwans de sinistre mémoire.
“Durant 300 ans et jusqu’à nos jours, le système politico-religieux associant un pouvoir tribal détenu par une famille légitimée par l’autorité religieuse du wahhabisme perdura malgré l’adversité”
Ainsi, durant 300 ans et jusqu’à nos jours, le système politico-religieux associant un pouvoir tribal détenu par une famille légitimée par l’autorité religieuse du wahhabisme perdura malgré l’adversité, les descendants d’Abdelwahhab, les Al ash-Sheikh, s’alliant très régulièrement par mariage aux Saoud avec lesquels ils partagent le pouvoir et qui leur ont confié la gestion des affaires religieuses en échange de leur soutien politique.
Telle était, jusqu’à présent, l’histoire de l’Arabie saoudite que les historiens et les autorités saoudiennes présentaient au public. Un rapide détour par le même site officiel saoudien début février racontait pourtant un tout autre récit national, puisqu’il situait la fondation du premier royaume saoudien en 1727, soit environ dix-huit ans avant la fuite d’ibn Abdelwahhab vers Dariya, ne mentionnait l’imam radical qu’à titre presque informatif, et plus du tout son objectif, avec Ibn Saoud, de “retrouver et de porter les enseignements purs de l’islam” auprès de la communauté des croyants.
Plus loin du wahhabisme, plus près du trône
Cette réécriture de l’Histoire tient à la publication, le 27 janvier dernier, d’un décret du roi Salmane, faisant du 22 février 1727 la nouvelle date officielle de la fondation du premier royaume saoudien, qui correspond à la prise de pouvoir de Mohammed ibn Saoud à la mort de son père. Validé “officiellement” par les recherches d’historiens saoudiens, le choix de cette date n’est pas anodin. Il fait purement et simplement disparaître toute mention au pacte politico-religieux unissant les Saoud au fondateur du wahhabisme et, par extension, à toutes ses déclinaisons fondamentalistes (dont le salafisme djihadiste), pour présenter désormais l’œuvre de l’ancêtre des Saoud comme une volonté de transformer Dariya, simple oasis devenue par la magie de la communication une “cité-État”, en un État-nation “apportant la paix et l’unité dans toute la péninsule arabique”.
“Le choix de cette date n’est pas anodin. Il fait purement et simplement disparaître toute mention au pacte politico-religieux unissant les Saoud au fondateur du wahhabisme et, par extension, à toutes ses déclinaisons fondamentalistes”
Loin d’être motivé par une saine prise de conscience concernant les effets néfastes du wahhabisme en Arabie saoudite et plus largement dans le monde musulman, ce discret travail d’effacement répond à plusieurs objectifs du prince héritier Mohammed Ben Salmane : développer le nationalisme saoudien, rendre son pays plus fréquentable en l’éloignant en surface de l’islam fondamentaliste, enfin et surtout sécuriser son accession au pouvoir alors que la santé de son père, âgé de 86 ans, décline. De longue date, le règne des Saoud a dû faire face aux tensions historiques et aux rivalités familiales pour durer. En 1982, le roi Fahd, frère aîné du roi Salmane, ôta à la position de prince héritier son caractère héréditaire. En 2005, leur frère Abdallah créa un Conseil d’allégeance rassemblant un nombre conséquent de princes pour confirmer le futur roi dans ses fonctions. Tout ce système de régulation a cependant été considérablement mis en difficulté depuis 2015, avec le début du règne du roi Salmane et la faveur dont bénéficie son fils préféré, qui a fait emprisonner voire torturer plusieurs membres de sa propre famille, dont deux anciens princes héritiers.
La manœuvre risquée de MBS
Réécrire l’Histoire et réduire ainsi le rôle des Al ash-Sheikh, naturellement essentiels dans le choix du futur roi, apparaît bien comme une manœuvre politique dans la lignée de la mise au pas des princes concurrents, très critiques du jeune prince et inquiets de le voir détenir les rênes de l’Arabie saoudite pour les décennies à venir.
“Dans sa volonté d’affaiblir les liens des Saoud avec le wahhabisme, MBS risque également de voir se constituer un front d’opposition réunissant aussi bien des membres de sa famille que de l’establishment religieux”
Si la fête nationale saoudienne demeurera le 23 septembre, en référence au 23 septembre 1932, date de la fondation du troisième royaume saoudien par Ibn Saoud, le nouveau “Foundation Day” saoudien devrait être établi le 22 février, date à laquelle le retour du roi Salmane à Riyad est attendu, après deux ans “d’exil” dans un palais de la ville nouvelle de Neom créée par son fils. De nouvelles annonces politiques devraient être faites à cette occasion. Mais dans sa volonté d’affaiblir les liens des Saoud avec le wahhabisme, MBS risque également de voir se constituer un front d’opposition réunissant aussi bien des membres de sa famille que de l’establishment religieux, qui subit déjà un fort recul de ses prérogatives. Bien qu’il l’ait entreprise depuis longtemps, la longue marche vers le pouvoir de Mohammed Ben Salmane ne présente encore aucune garantie d’avoir l’issue espérée. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si à Washington, on continue de traiter directement avec le roi Salmane, tant ce qui se trame à Riyad peut encore fait l’objet de multiples rebondissements.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 15/02/2022.