Les gouvernements d’aujourd’hui devraient se méfier davantage lorsqu’ils annoncent une réforme : de la France à l’Iran, et désormais jusqu’en Inde, les citoyens n’hésitent plus à manifester leur désaccord avec des politiques économiques et sociales injustes, voire dangereuses pour l’équilibre du pays.
Ainsi, depuis le 11 décembre et le vote d’une loi sur la citoyenneté, initiée par le gouvernement Modi et adoptée par la Chambre haute du Parlement, l’Inde subit une vague de protestations comme elle n’en avait pas connue depuis longtemps, d’une ampleur que le Premier Ministre Narendra Modi n’a jamais eu à affronter depuis son accession au pouvoir en 2014. Touchant de nombreuses grandes villes du pays, elles deviennent de plus en plus violentes à mesure que les jours passent. Le gouvernement a beau imposer couvre-feu et coupures du réseau Internet, multiplier les arrestations (y compris d’enfants) et tirer à balles réelles sur la foule, rien ne parvient à apaiser les manifestants. A force de provocations, la politique ouvertement pro-hindoue de Modi et de son parti, le Barathiya Janata Party, à force de fissurer la société indienne, a réussi à mettre tout le monde dans la rue.
Cette colère trouve une explication très simple dans la Constitution indienne elle-même : jamais la religion n’a été un critère accordant la citoyenneté indienne, et ce depuis 1947. L’Inde, qui se vante d’être la plus grande démocratie du monde, est particulièrement fière et attachée à son système séculier, qui respecte la diversité de croyance, théoriquement facteur d’unité de la nation. Ce n’est pourtant pas ainsi que les nationalistes hindous du BJP, le parti de Modi, entendent les choses. Cette loi, baptisée Citizenship Amendment Bill, propose de considérer l’appartenance religieuse comme un critère déterminant d’attribution de la citoyenneté indienne aux migrants. Ce texte favorise ainsi toutes les principales religions d’Asie du Sud, permettant aux hindous, chrétiens, sikhs, parsis, bouddhistes et jaïns, persécutés en Afghanistan, au Pakistan et au Bangladesh, d’accéder à la citoyenneté indienne… à l’exception de l’Islam, ceci au mépris du passé historique musulman de l’Inde.
Bien que Narendra Modi s’en soit une nouvelle fois défendu le 22 décembre, ce texte pourrait ouvrir la voie à l’extension, à l’échelle nationale, de l’expérimentation menée dans l’Etat de l’Assam cet automne, qui visait à vérifier la validité de la citoyenneté des habitants sur la base d’actes de naissance et de titres de propriété. Près de 33 millions de personnes, dont beaucoup de musulmans, avaient échoué à fournir de telles preuves, compte tenu des aléas de l’histoire indienne depuis les 70 dernières années. Si les membres des religions précitées bénéficieront de facilités d’accès à la citoyenneté en dépit de leur incapacité à fournir ces documents, aucune protection juridique similaire n’a été prévue pour les musulmans.
Jusqu’à présent, face aux lynchages réguliers de musulmans par des hindous – qui s’en sortent généralement sans condamnation – face à la quasi-annexion du Cachemire, région à majorité musulmane, et au jugement rendu sur la mosquée d’Ayodhya en faveur des hindous, face en somme aux multiples atteintes portées contre leur communauté, les 200 millions de musulmans peuplant l’Inde semblaient résignés. Cette loi, qui pourrait ouvrir la porte à la déchéance de nationalité pour les musulmans nés en Inde, a été la goutte de trop. Aux yeux des centaines de milliers de manifestants, issus de toutes les religions du pays, cette loi menace l’un des piliers fondamentaux sur lesquels la démocratie indienne a été fondée en 1947. Si elle frappe les musulmans d’ostracisme, elle dénote également le caractère de plus en plus autoritaire d’un gouvernement prêt à menacer directement la nature même de la nation indienne, une nation séculière qui tire précisément sa force de sa diversité, et non de son appartenance à une seule religion et une seule culture. Or, les Indiens sont extrêmement attachés à ce principe fondateur, et tiennent à ce qu’il reste inviolé. Les violences qui s’accroissent dans les rues et ont déjà fait 24 morts depuis le début des manifestations donnent la mesure de cette détermination.
Celle-ci se heurte pour l’heure à une autre volonté, celle des membres du BJP, que le mouvement populaire n’a absolument pas fait chanceler. Les ultra-nationalistes restent bien décidés à faire de l’Inde une nation exclusivement hindoue. Surpris par l’ampleur des manifestations, Modi manie étrangement les tentatives d’apaisement, promettant dimanche 22 décembre que les musulmans nés en Inde ne perdraient pas leur citoyenneté et que la loi ne visait qu’à protéger les minorités religieuses et prévenir l’immigration illégale… après avoir pourtant jeté la responsabilité des violences sur « des musulmans mécontents identifiables à leurs vêtements ». Le Premier ministre ne semble pas comprendre que la colère dépasse largement la communauté musulmane et touche toutes les castes, quelle que soit l’appartenance politique ou religieuse. Les étudiants en particulier se montrent virulents face à sa politique, faisant ainsi écho aux nombreuses autres mouvements de protestation de par le monde contre les forces conservatrices. Modi devrait d’autant plus s’inquiéter que l’Inde possède une très ancienne culture de la protestation politique ; est-il besoin de rappeler que c’est, entre autres, le mouvement non-violent du Mahatma Gandhi qui ouvrit la voie à l’indépendance du pays en 1947 ?
En outre, la communauté internationale ne semble pas cautionner cette atteinte portée à la « laïcité indienne ». L’ONU et de nombreuses ONG de défense des droits de l’Homme ont ainsi condamné cette loi, tandis que certains juristes américains réclamaient même des sanctions contre l’Inde. Certains osent carrément la question : Modi serait-il prêt à risquer une seconde Partition, peut-être aussi violente et sanglante que la première, pour discriminer des millions de citoyens et servir ses ambitions nationalistes ? C’est d’autant moins probable que les manifestants expriment un immense sentiment de lassitude envers les préoccupations sectaires de leur Premier ministre, alors que l’Inde subit un ralentissement économique inquiétant et que son taux de croissance a atteint son plus bas niveau depuis six ans. Nombreux sont ceux à l’avoir élu pour lutter contre la corruption et doper l’économie : aucun de ces deux objectifs n’a été satisfait, tandis que l’Inde devient une nation de plus en plus fracturée, où les universités, hier lieux d’un puissant bouillonnement intellectuel, sont de plus en plus gâtées par le sectarisme et la haine.
Le gouvernement nationaliste de Modi a beau faire arrêter membres de l’opposition et activistes pacifiques, sans compter des centaines de manifestants, il craint d’être rapidement dépassé par la radicalité d’un mouvement qui se bat pour que l’Inde continue d’appartenir à tous ses habitants, comme c’est le cas depuis plus d’un demi-siècle. Au cours de son discours de dimanche, le Premier ministre déclarait à l’intention de ses opposants : « Je défie ceux qui répandent ces mensonges : si on peut trouver la moindre trace de discrimination dans mes actions, que le pays me juge ». C’est précisément ce qu’il est en train de faire depuis le 11 décembre.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 02/01/2020.