Le 17 juin dernier, Mohamed Morsi, premier président démocratiquement élu dans toute l’histoire de l’Egypte, ancienne et moderne, est mort à 67 ans suite à un malaise en pleine audience devant un tribunal du Caire. Ironie du sort, cette mort est survenue sept ans, jour pour jour, après son élection en 2012. Cependant, cette date est-elle un simple fait du hasard ?
Les quelques commentateurs qui ont traité la nouvelle de son décès ont rappelé les conditions déplorables dans lesquelles il était maintenu en détention depuis six ans, mais se sont tout de même étonnés qu’il ait tenu si longtemps. Il se pourrait en effet que le gouvernement d’Abdel Fattah Al-Sissi, son ancien ministre de la Défense qui le déposa en 2013 à la suite d’un coup d’Etat, encouragé par l’Arabie Saoudite, ait largement contribué à ce décès.
Obscur ingénieur, certes diplômé de prestigieuses universités américaines, Mohamed Morsi, cet « islamiste inconnu devenu président » n’a retenu l’attention de personne avant 2010, sauf au sein de sa confrérie, celle des Frères musulmans, organisation interdite par le pouvoir égyptien depuis Nasser. Morsi y occupe des postes d’influence. A la faveur de la révolution qui, en 2011, chasse Moubarak après trente ans de pouvoir absolu, le Parti de la liberté et de la justice, l’organe politique des Frères créé spécialement pour les élections législatives, remporte le scrutin. Un an après, c’est Morsi qui remporte l’élection présidentielle à la tête de ce même parti.
Bien que son unique année au pouvoir ait été régulièrement contestée, l’application à la lettre du programme islamiste des Frères musulmans s’accordant difficilement aux réalités du pays et aux aspirations profondes de la jeunesse égyptienne, la santé de la démocratie égyptienne se portait alors bien mieux qu’aujourd’hui. Morsi s’était engagé à constituer un gouvernement ouvert et à impliquer la société civile dans la rédaction d’une nouvelle Constitution. Il gracia ses opposants. La liberté d’expression et les droits civiques étaient respectés et ouvraient une ère d’espoir pour l’Egypte, qui n’avait jusqu’alors jamais eu l’occasion de choisir librement son dirigeant.
Las, les militaires, qui avaient tenu les rênes du pouvoir en Egypte pendant plus de soixante ans, ne l’entendaient pas ainsi. C’est Al-Sissi, le commandant des forces armées qu’il avait nommé lui-même, qui l’obligea à démissionner, après une campagne de mobilisation intense des médias et des services de renseignements à son encontre. Dès lors, le martyre, de l’avis des Frères musulmans, de Morsi ne fit que commencer.
En 2017, un rapport accablant de l’ONG Human Rights Watch révéla que l’ancien président avait été arrêté et maintenu au secret en dehors de tout cadre judiciaire durant 23 jours, avant l’ouverture d’une enquête contre lui. Placé en isolement dans une annexe de la prison de Tora, tenu à l’écart des autres prisonniers, de ses avocats et même de sa famille qui n’a pu lui rendre visite que deux fois en quatre ans, Morsi fut finalement condamné à mort puis à la prison à perpétuité sur de fausses accusations d’espionnage pour le compte du Qatar et du Hamas, et pour son évasion de prison en 2011 lors d’une première arrestation, déjà illégale.
En outre, les circonstances qui entourent sa mort jettent encore plus de trouble sur sa situation. Durant ses dernières semaines de détention, Morsi aurait été régulièrement menacé par des responsables du gouvernement égyptien lors de négociations secrètes exigeant la dissolution des Frères musulmans, identifiée comme organisation terroriste depuis 2014 en Egypte (comme en Arabie Saoudite d’ailleurs). Malgré les pressions, Morsi en tant que seul président légitime de l’Egypte, aurait refusé. Quelques jours plus tard, il faisait un malaise en pleine audience et décédait le même jour. D’après un document que le site d’information Middle East Eye a pu consulter, ainsi que de nombreux témoignages de l’opposition égyptienne, le gouvernement d’Al-Sissi, qui prévoit la dissolution complète de l’organisation islamiste d’ici trois ans, aurait décidé de se débarrasser enfin de Mohamed Morsi, compte tenu de son refus à se plier à ses exigences.
Mohammed Morsi est donc mort, et cette mort marque en quelque sorte la fin définitive de la révolution égyptienne de 2011. Si dans tout le monde arabe, les messages de condoléances ont afflué pour saluer sa mémoire, de la part des autorités égyptiennes, aucun communiqué n’a été publié. Qu’Abdel Fattah Al-Sissi, très proche des Saoudiens du fait de son temps passé en qualité d’attaché de Défense de l’Egypte auprès de Ryad, dictateur qui fait vivre depuis cinq ans à l’Egypte sans doute la période la plus sombre de son histoire, se soit épargné un commentaire, ne surprend personne. Le silence fut cependant plus assourdissant du côté des Occidentaux, d’ordinaire si prompts à défendre les dirigeants démocratiquement élus et à déplorer leur déposition.
Malgré l’iniquité avec laquelle Morsi a été traité, et bien que de nombreuses ONG occidentales aient dénoncé ses conditions de détention, personne n’a pris le temps de commenter ce décès. Les Occidentaux détournèrent-ils le regard du sort de Morsi simplement parce qu’il était Frère musulman ? Personnage clivant certes, issu d’une organisation controversée mais résolument non-violente et anti-terroriste, Morsi n’a cependant commis aucun crime durant sa première et seule année de mandat présidentiel. Si un président démocratiquement élu peut subir un tel sort, sans que les défenseurs même de la démocratie ne s’en émeuvent, alors on a réellement raison de penser que celle-ci est menacée, partout dans le monde.
Cette absence de réaction est malheureusement très significative de l’état d’esprit des Occidentaux vis-à-vis des démocraties émergentes du monde arabe. A chaque fois que l’occasion d’une démocratisation s’y est présentée, les Occidentaux l’ont tuée soit, au mieux, par leur passivité et leur absence de soutien, soit en agissant délibérément contre elle. Ainsi en 1953 en Iran, lorsque Britanniques et Américains se liguèrent contre le pourtant populaire Mohammed Mossadegh lors de la fameuse opération « Ajax », dans le but non dissimulé d’avoir la mainmise sur le pétrole iranien…
L’attitude des Occidentaux avec Al-Sissi, comme en témoigne le comportement d’Emmanuel Macron qui se refuse à intervenir dans les affaires intérieures de l’Egypte, même pour défendre les droits de l’homme – rappelons que l’Egypte est le premier client de la France en matière d’achats de matériel militaire, Rafales et navires de guerre… – est révélatrice de toute leur politique dans le monde arabe et africain : mieux vaut une bonne dictature qu’une démocratie nouvelle. Une dictature offre suffisamment de stabilité pour faire des affaires, exploiter le pétrole, vendre des armes. La démocratie est versatile par nature. Permettre l’émergence de la démocratie au Moyen-Orient, c’est de facto pour les Occidentaux mettre fin à leur influence économique et culturelle dans la région.
Alors, on abandonna Morsi à son sort, bien qu’il eut pu contribuer à une véritable transition démocratique en Egypte, et on préféra soutenir le régime liberticide et despotique qui lui succéda illégalement. De la même manière, l’Occident soutient plus ou moins ouvertement, Mohammed Ben Salmane en Arabie Saoudite, Bachar El-Assad en Syrie, Benjamin Netanyahu en Israël, le général Haftar en Libye.
Refoulés dans tous les pays arabes où les printemps tentèrent de porter une transition démocratique, les partis politiques islamistes pourraient néanmoins, avec cette mort inique, gagner de nouveaux soutiens et s’en trouver paradoxalement renforcés. La disparition de Morsi a ainsi clairement redonné aux Frères musulmans une crédibilité démocratique. Si la révolution égyptienne et son échec doivent enseigner une seule leçon, c’est bien que pour trouver la liberté, le monde arabe ne devra compter que sur lui-même.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Publié dans le Nouvel Economiste du 3/07/2019.