Le 29 janvier dernier, à la surprise générale, Emmanuel Macron a déclaré qu’il serait nécessaire d’inclure l’Arabie Saoudite dans le processus de négociations autour de l’accord sur le nucléaire iranien. Cette annonce a sonné comme une insulte aux oreilles de l’Iran, qui ne négociera naturellement qu’avec les signataires initiaux de l’accord ratifié par la résolution 2231 du Conseil de sécurité de l’ONU, et certainement pas avec un pays qui a juré sa perte depuis quarante ans.
Cette proposition a d’autant plus surpris que ces quatre dernières années, la France s’était régulièrement exprimée en faveur d’un retour strict aux termes de l’accord et de solutions pour venir en aide à Téhéran, soumis à la « pression maximale » de l’administration Trump.
Elle survient par ailleurs dans un contexte particulièrement complexe entre les Etats-Unis et l’Iran. Certes, l’élection de Joe Biden a suscité l’espoir d’une solution diplomatique et d’une reprise du dialogue entre les deux pays. Mais ces discussions ne seront pas sans conditions ni contreparties : ainsi, les Etats-Unis refusent de réintégrer l’accord et de lever les sanctions contre l’Iran avant que celui-ci ne respecte de nouveau pleinement tous ses engagements. Une position moralement inacceptable pour les Iraniens, qui rappellent que ce sont les Américains qui se sont retirés unilatéralement de l’accord de Vienne en mai 2018 et qui ont imposé de nouvelles sanctions dans le cadre de la campagne de « pression maximale » définie par l’administration Trump. Face à l’échec de la voie diplomatique, ce n’est qu’un an plus tard que Téhéran a commencé à sortir graduellement des termes de l’accord pour reprendre son enrichissement nucléaire.
Certes, l’Iran tente depuis ces derniers mois de créer un sentiment d’urgence à Washington, en multipliant les votes au Parlement permettant de porter cet enrichissement à 20%, ce qui lui permettrait de se doter rapidement de l’arme nucléaire. Antony Blinken, le nouveau Secrétaire d’Etat américain, ne s’y est d’ailleurs pas trompé en estimant que c’était là l’affaire de quelques semaines. Pourtant, dans ce bras de fer, les Etats-Unis refusent de céder. Les deux pays se trouvent donc actuellement dans une situation de blocage où chacun refuse de faire le premier pas, un jeu très dangereux pour la stabilité régionale.
Prétendant jouer son rôle d’honnête courtier, la France opte pourtant pour la carte de la provocation quand l’apaisement devrait être de rigueur. Comment expliquer alors cette prise de position diamétralement opposée à ses engagements des dernières années, particulièrement préjudiciables dans le contexte actuel ?
Alors que l’administration Biden questionne la validité de sa propre alliance avec le royaume wahhabite – en retirant le soutien logistique américain dans la guerre au Yémen et même en retirant les Houthis de la liste des organisations terroristes – la France se montre moins scrupuleuse, d’abord par intérêt économique auprès d’un fidèle client de son industrie d’armement. Le calcul peut se comprendre, bien qu’au regard des colossales potentialités du marché iranien, il apparaisse mesquin. Isolé par quarante ans de guerres et de sanctions, en demande de nombreuses infrastructures et développements dans de multiples secteurs, l’Iran représente une manne de contrats pour toutes les grandes entreprises françaises… Ce partenariat semble pourtant dédaigné par la France au profit des ventes d’armes aux Saoudiens.
La manœuvre française s’explique également d’un point de vue politique, afin d’exploiter le potentiel vide stratégique laissé par les Américains en Arabie Saoudite. Les médias iraniens stigmatisent ainsi la « position trumpienne » de la France, qui a choisi de durcir le ton vis-à-vis de l’Iran et de réclamer des discussions sur la présence iranienne au Moyen-Orient et sur son programme balistique, dans un souci de s’imposer comme nouveau protecteur des pétromonarchies arabes du Golfe Persique. C’est d’ailleurs peu de temps après un échange téléphonique entre Emmanuel Macron et le Prince héritier Mohammed Ben Salmane que cette position s’est exprimée par la voix de Jean-Yves le Drian dans une interview au Journal du Dimanche… La situation rappelle singulièrement les mois qui ont précédé la signature de l’accord sur le nucléaire iranien, où le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, s’empressait après chaque réunion à Vienne de faire un compte rendu à son homologue saoudien, Saoud al-Fayçal. A tel point que l’on peut s’interroger légitimement sur les ambiguïtés de la classe politique française avec le régime saoudien… comme l’a suggéré le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, dans un tweet cinglant adressé à Jean-Yves Le Drian : « Cher collègue, vous avez commencé votre carrière en vendant des armes aux criminels de guerre saoudiens. Evitez les contresens absurdes sur l’Iran. Les faits sont têtus : vous déstabilisez notre région. Cessez de protéger des criminels qui éliminent leurs opposants et utilisent vos armes pour massacrer des enfants au Yémen. »
On peut aussi considérer qu’en invitant l’Arabie Saoudite à la table des négociations, la France cherche à rompre le statu-quo entre les Etats-Unis et l’Iran et à accentuer la pression sur Téhéran. La manœuvre risque pourtant d’être contreproductive, crispant avant tout les Iraniens et les incitant à radicaliser leur position. Il est par ailleurs dommage que l’Europe, qui par la force des choses avait regagné son indépendance diplomatique face à l’administration Trump, se soit empressée d’agir de nouveau en lieutenant de Washington sitôt Joe Biden investi, au lieu de définir une position équilibrée et respectueuse de toutes les parties de l’accord.
Elle semble au demeurant ignorer qu’en quatre ans, le monde a changé, et que l’Iran n’est plus aussi isolé sur la scène internationale. Il compte parmi ses alliés deux des membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU, la Chine et la Russie, avec lesquels les liens économiques se sont resserrés – le Lion-Dragon Deal lie Téhéran à Pékin sur vingt-cinq ans pour un montant de 400 milliards de dollars d’investissements. Ces deux pays affichent pour leur part une ligne politique extrêmement cohérente vis-à-vis de l’Iran depuis 2015 et défendent systématiquement ses intérêts.
On en viendrait donc presque à regretter le mandat de Donald Trump, qui détruisait le multilatéralisme mais obligeait au moins les Européens à développer une indépendance diplomatique. Il est triste de constater que la France n’a rien retenu de ces évolutions stratégiques, et préfère s’en tenir à ses liens mortifères avec les pétromonarchies arabes sunnites au lieu de se tourner vers un pays éduqué et avide de changement.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 14/02/2021.