La France est le troisième marchand d’armes au monde, derrière les Etats-Unis et la Russie. En tournée dans le Golfe Persique pour effectuer trois visites aux Emirats Arabes Unis, au Qatar et hier en Arabie Saoudite, point d’orgue très décrié de ce déplacement, Emmanuel Macron a souhaité rencontrer ces alliés controversés pour évoquer la lutte contre le terrorisme et la géopolitique locale, mais aussi pour obtenir quelques accords commerciaux. Le manque à gagner engendré par la perte du contrat des sous-marins avec l’Australie a sans doute justifié une compromission de plus avec des monarchies autoritaires et ambigües dans leurs relations avec les mouvements islamistes, en revanche très transparentes lorsqu’il s’agit de museler leurs opposants.
Le président français s’est donc fait le VRP de l’industrie d’armement nationale et a obtenu d’Abou Dhabi une promesse d’achat historique de 80 Rafale pour la somme de 16 milliards d’euros, le plus important contrat jamais conclu par Dassault Aviation. Déjà critiqué pour cet accord, Emmanuel Macron est allé encore plus loin en devenant samedi à Djeddah le premier chef d’Etat occidental à rencontrer Mohammed Ben Salmane depuis l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, dont le prince héritier saoudien serait le commanditaire.
Autant de gestes qui en disent long sur les intentions stratégiques françaises. Si Joe Biden se refuse obstinément à rencontrer « MBS » et n’hésite pas à remettre en cause l’alliance saoudienne, Paris ne s’embarrasse pas d’autant de scrupules. Les temps sont durs, en particulier lorsqu’il s’agit d’assurer le financement des plans de relance et la reprise de l’économie française malgré la pandémie de Covid-19… Alors, pour fidéliser cette précieuse clientèle, Emmanuel Macron se doit de lui donner quelques gages géopolitiques, au risque de nier la réalité des équilibres locaux.
Outre la situation au Liban et au Proche-Orient, c’est sans surprise le sujet du nucléaire iranien qui a occupé les discussions. L’Iran constitue en effet pour l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis – beaucoup moins pour le Qatar qui lui est resté proche – un inquiétant « problème » au Moyen-Orient, et surtout pour leur propre stabilité en raison de sa puissance militaire et de ses principes idéologiques. L’obsession est telle que les deux pays ont fini, en dépit de divergences religieuses et politiques évidentes, par se rapprocher d’Israël, farouche contempteur du JCPoA et partisan d’une solution militaire contre l’Iran. Soucieux de rassurer ses deux alliés, Emmanuel Macron a donc joué les Cassandre, prophétisant un échec des nouvelles négociations rouvertes depuis seulement cinq jours, et réitérant sa proposition d’y intégrer « les pays du Golfe, Israël, et tous ceux qui sont directement touchés dans leur sécurité » par le dossier iranien.
Flatteuse pour les pétromonarchies sunnites, l’idée demeure insultante pour l’Iran, alors que la renégociation de l’accord de Vienne constitue sans doute le challenge diplomatique le plus complexe du moment. Chacune des parties reste campée sur ses positions, la question de la levée des sanctions n’étant pas le moindre des blocages. Il est difficile de penser que l’administration Raïssi sera disposée aux compromis avec de telles propositions émanant du camp occidental.
Emmanuel Macron justifie l’intégration de l’Arabie Saoudite en la qualifiant de « premier pays du Golfe en termes de taille ». Mais quelle est la pertinence d’une telle remarque, aussi saugrenue qu’imprécise, face à un pays de 85 millions d’habitants éduqués, œuvrant quotidiennement à la vitalité de leur société en dépit des restrictions qu’ils subissent depuis l’avènement de la République islamique ? Quel est son intérêt, face à un pays dont le potentiel économique aurait dû exploser, s’il n’y avait eu Donald Trump et un nouveau régime de sanctions ?
De longue date, Paris a préféré faire le choix de Riyad et d’Abou Dhabi plutôt que celui de Téhéran, malgré les promesses que l’accord de 2015 faisait miroiter aux grandes entreprises françaises voulant faire des affaires en Iran. C’était déjà un choix regrettable par le passé, il est aujourd’hui toujours aussi contestable au regard de la situation géopolitique du Moyen-Orient.
Depuis 2015, les équilibres ont nettement changé. Le mandat catastrophique de Donald Trump, le désastre du retrait américain d’Afghanistan, ont gravement entamé la crédibilité de l’Occident dans le monde entier. L’Iran sous sanctions ne s’est pas perdu plus longtemps dans une attente illusoire auprès de ses alliés occidentaux, décidant de tourner son regard vers l’Est, vers la Russie et la Chine, ces deux grandes puissances qui siègent également au Conseil de Sécurité de l’ONU et empêchent, par leur droit de veto, le camp occidental d’obtenir la moindre résolution contre Téhéran. Preuve d’un basculement stratégique vers l’Asie, Pékin l’a enfin intégré à l’Organisation de la Coopération de Shanghai et reste la principale cliente de ses hydrocarbures malgré les sanctions américaines.
Le président français lit encore le Moyen-Orient avec d’anciennes cartes. Se tourner vers les pétromonarchies sunnites du Golfe Persique, c’est méconnaître délibérément le rôle incontournable que l’Iran joue désormais dans la région, que ce soit en Syrie – son implication a contribué au maintien du régime de Bachar el-Assad et de facto à la mise en échec des Occidentaux qui voulaient sa chute – ou au Yémen, avec la prise imminente de Marib par les Houthis, ville stratégique dont la conquête leur donnerait une grande marge de manœuvre dans les pourparlers avec le gouvernement yéménite. Même en Irak, l’influence des partis politiques proches de l’Iran reste intacte en dépit de leur défaite aux dernières élections législatives. Reste enfin la question cruciale de l’Afghanistan, en proie à une catastrophe humanitaire sans précédent et à un possible exil massif de sa population jusqu’en Europe. En la matière, à l’inverse des pétromonarchies, l’Iran incarne l’interlocuteur de premier plan en raison de sa frontière commune avec l’Afghanistan, et même de ses bonnes relations avec les talibans. Pourtant, son importance demeure ignorée par les chancelleries occidentales.
Emmanuel Macron s’illusionne en pensant que la France a encore une voix qui porte. Doit-on rappeler le peu de cas que Washington a fait de Paris dans la formation de l’AUKUS ? Une telle accumulation de maladresses et de mauvais choix stratégiques, si elle venait à persister, risque d’accentuer fortement son isolement diplomatique et de lui faire perdre son traditionnel rôle d’honnête courtier, rendant sa voix totalement inaudible et laissant la place à d’autres acteurs plus réalistes.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 05/12.