En favorisant la normalisation des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite, la Chine est apparue comme une puissance médiatrice efficace, qui achève sa percée sur la scène du Moyen-Orient. Traditionnellement cantonnée à une prudence stratégique, la seconde puissance mondiale talonne désormais de près les États-Unis en matière d’influence, signe d’une faillite de la diplomatie américaine dans la région. Après le retrait catastrophique d’Afghanistan, l’impasse des négociations sur le nucléaire iranien, l’échec du rapport de force avec l’Arabie saoudite, ce nouvel épisode diplomatique pourrait en effet confirmer l’image d’une diplomatie dépourvue d’efficacité et de cohérence.
La Chine, moteur de l’axe autocratique
Certes, la consolidation d’un axe rassemblant des régimes autocratiques comme la Chine, l’Iran et l’Arabie saoudite – sans oublier la Russie, alliée de tous – n’est pas une bonne nouvelle pour les intérêts américains. Dans leur sphère d’influence immédiate, chacun de ces pays ne favorise pas l’essor de la démocratie et met au contraire tout en œuvre pour acter son recul. Riyad, qui craint les élans révolutionnaires du Moyen-Orient, a lutté autant que possible contre les printemps arabes, tandis que les désirs d’Union européenne et de souveraineté de l’Ukraine, aux portes de la Russie, ont largement contribué à engager Moscou dans la guerre d’invasion qui l’occupe depuis un an. Au sein de cet axe stratégique, la Chine occupe une place centrale et motrice qui semble confirmer sa puissance montante face à des États-Unis en déclin.
Un Moyen-Orient plus stable, bénéfique aux Américains
Pour autant, et en dépit des apparences, cet accord pourrait aussi soutenir certains objectifs américains, et notamment l’affaiblissement stratégique de la Chine.
Il offre en premier lieu la possibilité, crédible, de résoudre enfin le conflit au Yémen, où l’Arabie saoudite et l’Iran s’affrontent par proxy depuis 2015. L’escalade entre les deux pays, qui a culminé en 2019 avec des attaques de drones menées directement sur le sol saoudien, a fait craindre plus d’une fois le basculement généralisé du Moyen-Orient dans la guerre. L’administration Biden, aux côtés d’autres pays, a participé activement à la négociation d’une trêve, jusqu’ici refusée par Riyad tant que l’Iran ne cesserait pas son soutien aux Houthis. C’est chose faite depuis la semaine dernière, puisque Téhéran a confirmé qu’il n’armerait plus le groupe rebelle. Indéniablement, un Moyen-Orient plus stable est plus favorable aux intérêts américains que l’inverse.
Des retombées très incertaines pour l’Iran
Alors que l’administration Biden pourrait voir d’un mauvais œil la consolidation du régime iranien, la question des retombées réelles de l’accord est encore sujette à caution. Certes, à court terme, il renforce les conservateurs dans un moment d’extrême fragilité, politiquement acculés par la colère sociale et isolés sur la scène internationale. De ce fait, la République islamique n’a, pour l’heure, aucune raison de suspendre sa coopération militaire avec la Russie, aucune raison non plus d’engager des réformes, deux points qui compromettent la “stratégie iranienne” des Américains.
“Il serait naïf de penser que cet accord irano-saoudien éteindra à lui seul quarante ans de méfiance et de différends politiques et religieux. D’où un certain scepticisme à la Maison-Blanche face à ses chances de succès, et donc un certain attentisme”
Pour autant, cette réconciliation avec l’Arabie saoudite résoudra difficilement la multiplicité des crises auxquelles l’Iran doit faire face : crises économique et écologique particulièrement inquiétantes pour l’avenir, et un régime en sursis, jugé inapte à répondre à ces défis. Enfin, il serait naïf de penser que cet accord irano-saoudien éteindra à lui seul quarante ans de méfiance et de différends politiques et religieux, même si l’Arabie saoudite a déjà offert d’investir massivement en Iran si celui-ci demeurait fidèle à ses engagements. D’où un certain scepticisme à la Maison-Blanche face à ses chances de succès, et donc un certain attentisme.
En attendant l’épuisement de la Chine…
Enfin, considérer cet accord comme une défaite majeure des États-Unis face à la Chine serait une erreur. Washington a au contraire tout intérêt à ne pas répéter le schéma de la guerre froide, en voulant à tout prix intervenir dans chaque dossier engageant Pékin. Les administrations américaines successives n’ont plus les moyens financiers et humains de mener une stratégie d’endiguement global contre une puissance rivale. Dans une compétition de puissances, il faut choisir ses combats, et la normalisation des relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite n’en fait typiquement pas partie.
“Laisser sa rivale s’épuiser avec le fardeau du maintien de la paix au Moyen-Orient est une stratégie d’affaiblissement autrement plus efficace, et moins coûteuse”
Laisser sa rivale s’épuiser avec le fardeau du maintien de la paix au Moyen-Orient, tâche ô combien ingrate sur laquelle les États-Unis ont longtemps éprouvé les difficultés, est une stratégie d’affaiblissement autrement plus efficace, et moins coûteuse. Qui peut dire si l’accord irano-saoudien sera viable ? La déclaration commune entre la Chine, l’Iran et l’Arabie saoudite ne précise pas le modus operandi en cas d’éventuelles violations de l’accord. Si les tensions réapparaissent entre les deux pays, la Chine devra sortir de sa neutralité pour s’engager véritablement dans la politique complexe du Moyen-Orient, où toute défaillance stratégique exposera inévitablement ses limites en tant que superpuissance.
Certes, la Chine offre à l’Arabie saoudite comme à l’Iran un “parrainage” dépourvu d’exigences politiques et morales, une technologie de pointe en matière de surveillance de masse, ainsi qu’un marché intérieur gourmand en énergies fossiles, des atouts qui en font une alliée plus commode que les États-Unis. Néanmoins, l’Iran comme l’Arabie saoudite ne sauraient leur fermer complètement la porte. Pour sortir l’Iran du gouffre économique, obtenir une levée des sanctions, et donc reprendre les négociations sur le dossier nucléaire, reste malgré tout un objectif à atteindre pour Téhéran. De même, l’Arabie saoudite ne saurait renier Washington, tant pour améliorer ses relations avec Israël que pour la survie de ses multiples partenariats économiques et sécuritaires. Sa commande historique auprès de Boeing, rendue publique le 14 mars dernier et saluée comme telle par la Maison-Blanche, confirme que l’irruption de la Chine sur la scène du Moyen-Orient, pour spectaculaire qu’elle soit, est encore insuffisante pour ébranler la puissance américaine.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans le Nouvel Economiste du 22/03/2023.