Jugée surprenante voire incompréhensible, y compris par les analystes russes, la guerre en Ukraine répond pourtant à un objectif inscrit de longue date dans l’agenda de Vladimir Poutine. Jamais remis de l’effondrement de l’Empire soviétique, le président russe n’a eu de cesse, durant ses deux décennies au pouvoir, de redonner à son pays son statut de grande puissance. Dans son esprit, comme dans celui des gouvernants russes depuis l’époque tsariste, ce statut passe nécessairement par une maîtrise et une unité territoriale, détruite en 1991 avec l’octroi de l’indépendance aux anciennes républiques soviétiques. Depuis lors, l’objectif du Kremlin est bien de reconquérir cet “étranger proche”, soit par l’ingérence politique, soit par la déstabilisation territoriale.
Le Caucase, l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et l’Artsakh
En la matière, le Caucase a servi de laboratoire d’expérimentation à l’invasion ukrainienne. Dès les dernières années de l’URSS, Moscou y a alimenté les tendances séparatistes, ce qui a notoirement abouti à la sécession de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud de la Géorgie en 1992. En 2008, la Russie a reconnu officiellement l’indépendance de ces deux régions après avoir envahi l’Ossétie du Sud, et depuis les soutient militairement et financièrement. Le scénario rappelle donc étrangement celui que vit aujourd’hui l’Ukraine depuis que Vladimir Poutine a reconnu les deux républiques séparatistes de Donetsk et Luhansk, dans le Donbass. Dans les deux cas, le but clairement avoué est d’empêcher ces anciens satellites soviétiques de rejoindre le camp des Occidentaux via l’Otan, et de les maintenir sous influence russe en entamant leur souveraineté territoriale.
“Vladimir Poutine a reconnu les deux républiques séparatistes de Donetsk et Luhansk, le but clairement avoué est d’empêcher ces anciens satellites soviétiques de rejoindre le camp des Occidentaux via l’Otan”
Aujourd’hui plus que jamais, la reconnaissance des deux enclaves de l’est ukrainien résonne particulièrement dans le Caucase, région qui concentre le plus grand nombre d’États séparatistes non reconnus du monde post-soviétique. Ainsi, outre l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, sécessionnistes de la Géorgie, se trouve également le Haut-Karabakh, ou république d’Artsakh, territoire peuplé en majorité d’Arméniens qui a proclamé son indépendance vis-à-vis de l’Azerbaïdjan le 2 septembre 1991, mais n’est reconnu internationalement par aucun État, pas même l’Arménie, ni la Russie.
“Pour les États séparatistes du Caucase déjà reconnus par la Russie, la reconnaissance des républiques populaires de Donetsk et Luhansk est une excellente nouvelle qui renforce leur propre légitimité”
L’analyse de la situation ukrainienne s’avère fort différente selon que l’on se trouve à Tbilissi (capitale de la Géorgie), à Stepanakert (capitale de l’Artsakh – Haut-Karabakh) ou encore en Ossétie du Sud. Pour les Géorgiens, défenseurs d’une intégrité territoriale dont la Russie les a privés depuis 2008, l’intervention militaire en Ukraine rappelle non seulement de mauvais souvenirs, mais enfreint les principes fondamentaux du droit international et fait craindre que d’autres États de l’étranger proche russe connaissent le même sort. En revanche, pour les États séparatistes du Caucase déjà reconnus par la Russie, la reconnaissance des républiques populaires de Donetsk et Luhansk (dont ils avaient été les premiers et les seuls à reconnaître l’existence dès 2014) est une excellente nouvelle qui renforce leur propre légitimité. Vue d’Abkhazie, la décision russe contribuerait même à renforcer la sécurité régionale et à défendre les droits des petits États sur la scène internationale.
La Haut-Karabakh en quête de reconnaissance internationale
Mais c’est surtout dans le Haut-Karabakh que la nouvelle a ouvert des perspectives géopolitiques. Depuis la dernière guerre qui a opposé l’Azerbaïdjan et l’Arménie sur sa souveraineté, la république d’Artsakh a perdu les trois quarts de son territoire au profit de Bakou, tandis que la Russie est devenue la force garante de la paix dans la région en vertu du cessez-le-feu de novembre 2020. Bien que Moscou ne reconnaisse pas cette république autoproclamée et la considère comme territoire azéri, les relations se sont déjà considérablement améliorées avec le renforcement de la présence russe dans la région. Désireux d’être le prochain État séparatiste reconnu par Poutine, le Haut-Karabakh s’est donc empressé de saluer l’établissement d’États indépendants et leur reconnaissance internationale comme “un impératif”.
“Désireux d’être le prochain État séparatiste reconnu par Poutine, le Haut-Karabakh s’est empressé de saluer l’établissement d’États indépendants et leur reconnaissance internationale comme “un impératif”
Rien ne serait pourtant plus embarrassant pour l’Azerbaïdjan et, dans une moindre mesure, pour l’Arménie, qu’une reconnaissance internationale, fusse-ce par la seule Russie, de la république d’Artsakh. L’Azerbaïdjan défend de manière générale le principe de l’intégrité territoriale pour soutenir ses propres revendications sur le Haut-Karabakh. Mais déjà en proie à des relations compliquées avec Moscou, et justement en visite auprès de Vladimir Poutine le 21 février dernier, le président de la République d’Azerbaïdjan Ilham Aliyev s’est gardé de tout commentaire sur la situation en Ukraine. En outre, bien qu’il ait rencontré Volodymyr Zelensky à plusieurs reprises ces dernières semaines et que son homologue ukrainien se soit publiquement prononcé pour le respect de l’intégrité territoriale, y compris azérie, Ilham Aliyev ne lui a pas rendu la politesse… L’Arménie partage les mêmes préoccupations que son voisin et ennemi en matière de sécurité régionale, puisqu’elle a affiché un silence tout aussi éloquent après la reconnaissance russe des républiques séparatistes d’Ukraine. Le Premier ministre Nikol Pachinian a cependant accepté de se rendre à Moscou sur l’invitation de Vladimir Poutine.
Les États du Caucase temporisent
Pragmatiques, les États du Caucase affichent encore la plus grande prudence face à la crise ukrainienne. Sans vouloir s’aliéner les Occidentaux, nul doute qu’ils craignent d’être les prochains sur la liste du chef du Kremlin, devenu inhabituellement belliciste, et préfèrent temporiser avant de prendre parti. La Géorgie a ainsi prévenu qu’elle n’appliquerait pas les sanctions internationales contre la Russie, ce qui a été perçu par sa population comme une lâcheté envers les Ukrainiens. Cependant, il se peut que cette approche isolationniste ne puisse tenir dans un contexte extrêmement tendu et face à une communauté internationale liguée contre la Russie, obligeant chacun à choisir enfin son camp.
Par Ardavan Amir-Aslani.