Le 17 octobre, l’Iran a lancé des exercices militaires de grande ampleur le long de la rivière Arax, qui constitue la majeure partie de sa frontière avec l’Azerbaïdjan. Baptisés « Mighty Iran » (« Iran puissant »), leur localisation demeure imprécise, les médias iraniens les situant entre les provinces iraniennes d’Ardabil et de l’Azerbaïdjan oriental, qui sépare l’Iran de la province azérie de Fuzuli, où l’Arax sert de frontière naturelle. Mais selon certains experts en renseignements, les exercices pourraient avoir lieu en face de l’enclave de Nakhitchevan, sous contrôle azéri.
Ces exercices n’ont rien d’ordinaire et les médias iraniens les ont même qualifiés de « massifs ». L’armée iranienne a en effet déployé chars, systèmes de lance-roquettes multiples, ainsi que les fameux drones kamikazes utilisés en Ukraine par la Russie. Pour la première fois également, les forces iraniennes ont réalisé des simulations de franchissement de l’Arax grâce à des ponts flottants, sur la rive nord de la frontière naturelle, en territoire iranien.
L’ampleur de cette démonstration de force est à la mesure de l’inquiétude grandissante de l’Iran face à l’Azerbaïdjan, qui cherche à régler la question du corridor du Zanguezour par la force. Bakou souhaite en effet créer une nouvelle liaison de transport terrestre entre son territoire et l’enclave de Nakhitchevan, dont le tracé est jugé très problématique par Erevan et Téhéran. Prévu le long de la frontière commune entre l’Arménie et l’Iran, il pourrait avoir de graves conséquences sur les échanges notamment commerciaux – qui représentent une manne financière non négligeable – entre les deux pays.
La tension n’a fait qu’augmenter dans la région depuis l’attaque massive des 13 et 14 septembre de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, et les violations régulières de l’accord de cessez-le-feu de novembre 2020 font craindre une invasion plus importante. Conséquence directe de la reconquête par l’Azerbaïdjan de zones du Haut-Karabakh, la question du corridor de Zanguezour et l’activisme azéri dans la région s’inscrivent par ailleurs dans une stratégie plus vaste, analysée et anticipée par l’état-major iranien et les Gardiens de la Révolution depuis plusieurs années.
Les objectifs non dissimulés du pantouranisme turc de réunir toutes les populations turcophones sous l’égide de la Turquie, sont activement suivis par l’Azerbaïdjan et expliquent l’implication de la Turquie dans le jeu caucasien, ainsi que son soutien logistique lors de la « guerre des 44 jours » dans le Haut-Karabakh. Dans cette optique, l’Azerbaïdjan encourage depuis plusieurs années l’irrédentisme des Azéris d’Iran, qui constituent la seconde minorité ethnique du pays. L’agressivité de ce prosélytisme varie au gré du contexte géopolitique, et il n’est guère surprenant de voir que ces dernières semaines, alors que l’Iran multipliait les avertissements diplomatiques contre Bakou, les médias pro-gouvernementaux azéris ont clairement averti Téhéran de rester en dehors des tensions entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, au risque de voir ses 30 millions d’Azéris faire sécession et rejoindre les rangs de l’Azerbaïdjan et de la Turquie.
Cette rhétorique confirme l’analyse stratégique de la République islamique, qui refuse l’encerclement opéré par la Turquie et de lui céder un accès terrestre vers l’Asie centrale. Impossible, également, de laisser croître un tel risque à la fois pour sa propre intégrité territoriale, mais aussi pour ses relations avec l’Arménie. En tant qu’allié historique, l’Iran conserve envers sa voisine une mission de protection et d’assistance, en particulier dans un contexte d’agression permanente par ses deux voisins turcophones. Le ministre iranien des Affaires étrangères s’est d’ailleurs rendu en Arménie le 20 octobre pour ouvrir officiellement le nouveau consulat général d’Iran à Kapan, ville de la province hautement sensible de Syunik, située entre l’Azerbaïdjan et l’Iran.
Pour l’heure, Bakou conserve une relative prudence stratégique face aux manœuvres iraniennes, même si certains médias n’hésitent pas à exciter les tensions en soulignant les risques d’une attaque contre l’Azerbaïdjan. L’attentisme semble néanmoins de mise, à l’image du discours ambivalent de l’ambassadeur d’Iran à Bakou, qui a minimisé l’ampleur des exercices tout en rappelant qu’ils avaient valeur d’avertissement, « une démonstration de la disposition de l’Iran à défendre la sécurité des frontières du pays et une réponse décisive à toute menace et intervention ». Lors de sa rencontre avec son homologue azéri à Astana le 13 octobre dernier, soit avant le début des manœuvres, le président Raïssi avait déjà prévenu que l’Iran rejetterait « tout changement dans les frontières historiques, la géopolitique de la région et la route de transit entre l’Iran-Arménie », ce qui dans le cas contraire « susciterait une réponse décisive de l’Iran ».
Téhéran a d’autant plus de raisons de s’inquiéter de cette zone qu’une nouvelle menace, l’éventuelle présence militaire européenne, s’ajoute à une équation déjà complexe. L’Union européenne déploie en effet à partir de cette semaine une nouvelle mission de surveillance à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan suite à l’escalade militaire de septembre dernier. Bien que modeste – dotée de 40 membres seulement et d’un mandat d’action de deux mois – elle inquiète fortement Téhéran qui la considère comme une porte d’entrée à d’autres incursions européennes.
Pourtant, l’Iran et l’Union européenne sont pour une fois unis par un objectif commun : réduire la menace de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie. Sans aller jusqu’à penser, comme la propagande azérie le suggère, que les deux entités travaillent ensemble dans ce but, il est clair que la présence européenne forcera l’Iran à réévaluer sa stratégie. De quelle manière, là est la question, même si la position de principe envers une protection accrue de l’Arménie et des intérêts iraniens demeure primordiale.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 30/10/2022.