La chute de Kaboul, qui a redonné les clés de l’Afghanistan aux talibans à moins d’un mois du vingtième anniversaire des attentats du 11 septembre, suscite panique et inquiétude et aura de nombreuses implications sur l’équilibre non seulement de l’Asie centrale, mais aussi de la scène géopolitique mondiale. L’Afghanistan, ce pays montagneux « coincé » entre l’Iran et le Pakistan, jamais véritablement conquis par ses envahisseurs, reste un défi pour les analystes, et son retour dans le giron d’un mouvement fondamentaliste musulman pose naturellement de multiples problématiques qui auront des répercussions bien au-delà de ses frontières, et sans doute pour longtemps.
Le 15 août 2021 acte en premier lieu la disparition du leadership américain sur la scène internationale. Au terme de 20 ans de présence en Afghanistan et près de 2000 milliards de dollars d’investissements versés en pure perte, la plus longue guerre menée par les Etats-Unis s’achève par une victoire des talibans, une honte qui entache définitivement l’image de la première puissance mondiale. Qui désormais, craindra ou fera confiance aux Américains ? Ce manque de fiabilité n’est cependant pas nouveau, et à cet égard, la classe politique américaine, et plus particulièrement les Républicains, qui conspuent Joe Biden, a naturellement la mémoire courte ou sélective. Quelques jours avant sa décision d’abandonner ses alliés kurdes en Syrie face à l’offensive turque d’octobre 2019, Donald Trump tweetait « Intervenir au Moyen-Orient fut la pire décision de l’histoire des Etats-Unis », phrase qui vaut bien sûr dans son esprit pour l’Asie centrale et toutes ces « guerres sans fin » qu’il souhaitait voir achever. Le président républicain, volontiers oublieux, ose aujourd’hui rejeter sur Joe Biden la responsabilité du retrait des troupes, quand le président démocrate aura eu la malchance d’être celui qui finaliserait une décision prise par ses deux prédécesseurs. Malheureusement, comme le résumait le New York Times au milieu du concert de critiques dont il fait l’objet, « que l’on trouve cela juste ou injuste, l’Histoire retiendra que Joe Biden est celui qui a présidé à la conclusion humiliante de l’expérience américaine en Afghanistan ».
Ensuite, cette fin de partie souligne que l’Histoire contemporaine ne conserve finalement nulle trace d’un retrait politique ou militaire « propre ». La fin du Raj britannique en 1947, qui a donné lieu à la Partition des Indes et à la création de l’Inde et du Pakistan modernes, a soldé en cinq mois près de deux siècles de présence anglaise, laissant deux pays nouveaux-nés en proie au plus sanglant déplacement de populations du XXème siècle. Le départ des Britanniques de Palestine en 1948, permettant la création de l’Etat hébreu mais plantant aussi les racines du conflit israélo-palestinien, a accusé la même précipitation. En 1962, c’est dans l’urgence et la panique que les Français d’Algérie ont dû plier bagages pour la métropole, préférant l’humiliation à la mort. Il est navrant de constater qu’aucune démocratie occidentale ne semble avoir appris des erreurs du passé, au point de présenter encore et toujours une confondante amnésie.
La déroute de l’armée afghane, supposément formée et équipée par les Etats-Unis, en réalité victime de nombreuses faiblesses systémiques et d’effectifs bien en-deçà des chiffres officiels, témoigne en second lieu de l’inanité d’un gouvernement afghan inapte, failli et lâche au point d’abandonner son pays au chaos, à l’image de son président Ashraf Ghani. Le porte-parole du Pentagone, John Kirby, a ainsi dénoncé, comme pour exonérer les Etats-Unis, l’absence de leadership du gouvernement afghan, estimant qu’ « on peut financer, former, conseiller et assister, mais qu’on ne peut pas acheter la force de caractère ». Néanmoins, et même si selon Joe Biden, la mission des Etats-Unis, « n’a jamais été de construire une nation, ni une démocratie centralisée » – ce qui est emprunt d’hypocrisie compte tenu des prétentions que les Américains ont longtemps affichées en la matière – force est de constater qu’en vingt ans, la première puissance mondiale n’a guère encouragé les Afghans à se saisir du destin de leur pays et à se doter d’une classe politique compétente. Conscients des responsables de leur situation, les Afghans conspuent à la fois un gouvernement et son allié qui les ont « vendus et trahis ».
Quel destin s’ouvre dès lors pour l’Afghanistan livré aux talibans ? La terreur qui a saisie la population afghane, fuyant éperdument son propre pays, est un indicateur sans équivoque. Contrairement aux Américains, les talibans n’ont pas perdu leur temps durant ces deux dernières décennies. De nombreux commandants sont passés par des universités britanniques, parlent un anglais parfait, sont rompus aux techniques de la diplomatie et veulent se présenter comme des dirigeants politiques compétents. Ils entretiennent déjà des relations diplomatiques avec Pékin et Moscou, rares capitales à avoir conservé leur ambassade à Kaboul. La question des relations avec l’Occident reste pour l’heure en suspens, notamment avec les Américains, qui ont prévenu qu’ils n’établiraient aucun dialogue avec un gouvernement qui ne respecterait pas les droits de l’Homme.
Les talibans se veulent rassurants et préoccupés du seul Afghanistan… Mais il reste néanmoins difficile d’être dupe d’un mouvement qui, loin d’être un parti politique, est avant tout motivé par une idéologie islamiste ultra rigoriste et la fondation d’un émirat islamique fondé sur la charia. L’avenir des libertés publiques, des femmes, et de toute une génération née en même temps que la démocratie afghane en 2001, est évidemment déjà en sursis. Celui de l’équilibre régional et même international, face aux risques d’une résurgence du terrorisme islamiste en Asie centrale et au-delà, l’est tout autant.
La seule puissance régionale la plus indiquée pour favoriser un retour de la paix en Afghanistan reste l’Iran, qui en plus de sa proximité culturelle et linguistique avec son voisin a tout à gagner à le stabiliser pour des questions de sécurité intérieure, de potentiel économique et bien sûr d’équilibre géopolitique de l’Asie centrale. Mais l’aide extérieure ne palliera pas à l’essentiel, à savoir l’organisation d’une véritable résistance de la part du peuple afghan. Ahmad Massoud, fils du « Lion du Panjshir » assassiné il y a bientôt vingt ans par Al-Qaïda, appelait dès le lendemain de la chute de Kaboul ses compatriotes à l’insurrection et à le rejoindre dans son combat contre les talibans, tout en suppliant aussi les puissances occidentales à aider son pays… Pourtant, quelques jours plus tard, poussé par l’évidence face au dénuement des combattants de la dernière zone libre d’Afghanistan, il acceptait déjà l’éventualité de négociations avec les talibans.
Il est plus que temps que le combat pour un Afghanistan libre demeure enfin entre les mains des Afghans eux-mêmes. Les multiples mouvements de révolte apparus à travers le pays, et la détermination profonde de ceux qui tiennent à rester libres, laissent déjà présager de grandes difficultés pour les talibans, en plus d’une reconnaissance internationale qui n’ira pas de soi.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 22/08/2021.