Depuis près d’un an, alors même que les négociations sur le nucléaire iranien avaient redémarré à Vienne, l’Iran poursuivait en parallèle ses activités d’enrichissement nucléaire, à près de 60 % d’uranium enrichi notamment sur le site de Natanz, soit largement au-delà de la limite permise par l’accord de 2015 (3,67%). Cette semaine, en représailles de la résolution critique de l’AIEA sur son manque de coopération, l’Iran a de nouveau officialisé la production d’uranium enrichi à 60 % dans la centrale de Fordo, à moins de 200 km de Téhéran.
En réponse, l’AIEA a rappelé son intention d’augmenter la fréquence et l’intensité de ses activités de vérification. Mais les faits sont têtus : en disposant d’un tel stock d’uranium enrichi, l’Iran est de fait devenu un « Etat du seuil », désormais capable de réduire le break-out time (le temps nécessaire pour obtenir une bombe nucléaire) à quelques semaines et de se doter des 90 % d’uranium enrichi nécessaires à cette fin.
Les Occidentaux réfléchissent à des mesures de rétorsion. Mais pour rappel, le Joint Comprehensive Plan of Actionvisait précisément à encadrer l’activité nucléaire de l’Iran et à éviter la situation actuelle. Le retrait unilatéral des Etats-Unis en mai 2018, suivi de la campagne de « pression maximale » de Donald Trump, ont inexorablement détruit cet idéal, poussant Téhéran à s’affranchir progressivement des conditions de l’accord. A ce stade, il est difficile d’imaginer quelle mesure de rétorsion pourrait ralentir sonprogrès technologique, désormais chose acquise.
Dans les faits, l’annonce de l’Iran rend la survie du JCPoA très hypothétique, même si aucun des signataires ne se résout à endosser la responsabilité de l’annonce de sa mort clinique. L’admettre publiquement reviendrait à acter l’échec des efforts diplomatiques, qui ont pourtant abouti à sa signature en 2015. Pourtant, l’enlisement des négociations viennoises depuis l’été dernier incitait déjà au pessimisme. Par deux fois, en mars et en août dernier, un accord semblait en passe d’être trouvé, en dépit des questions délicates comme le maintien des Gardiens de la Révolution sur la liste des Foreign Terrorist Organizations. Le nœud gordien s’est cependant cristallisé sur l’enquête de l’AIEA concernant l’origine et le devenir de l’uranium enrichi retrouvé sur trois sites non déclarés par l’Iran. Téhéran souhaite voir cette enquête close, tandis que les Occidentaux veulent obtenir des réponses, éludées jusqu’ici.
Dans l’hypothèse très probable où le JCPoA, pourtant essentiel à la sécurité régionale, ne survivrait pas à ce désaccord, il reste à évaluer les conséquences de son abandon sur la géopolitique du Moyen-Orient.
« Débarrassé » des contraintes inhérentes à l’accord, l’Iran pourrait renforcer les actions de ses proxies à travers la région, puisqu’il ne sera plus tenu par aucun texte vis-à-vis des Occidentaux. Face à cette puissance militaire régionale devenue de surcroit un « Etat du seuil », ses voisins arabes et israéliens risquent donc d’accélérer la course à l’armement déjà largement engagée ces quatre dernières années.
Européens et Américains ne semblent plus avoir que de mauvaises options sur la table pour gérer leur relation avec l’Iran. Bien que l’administration Biden n’ait jamais caché son hostilité à la politique de pression maximale de Trump, un « plan B » quelque peu semblable serait déjà à l’étude, afin de pénaliser notamment les entités chinoises importatrices d’hydrocarbures iraniennes. Enfin, les analyses plus pessimistes n’excluent pas une intervention militaire américaine pour contenir l’Iran.
Mais pour Joe Biden, l’usage de la force ne devant se faire qu’en tout dernier recours, la solution d’une action par proxy pour éviter la confrontation directe semble plus adaptée à court terme. Cela pourrait se traduire par un soutien accru à la Middle East Air Defense Alliance, « l’OTAN » du Moyen-Orient en cours d’organisation entre Israël et ses voisins arabes, ou par un soutien aux actions officieuses de Tel-Aviv contre l’Iran, notamment en lui livrant des systèmes de défense sophistiqués, ou un arsenal capable de frapper directement les infrastructures nucléaires iraniennes.
Aujourd’hui, les Occidentaux se trouvent face à un véritable dilemme cornélien : accepter de vivre avec la possibilité d’une bombe iranienne, ou bombarder eux-mêmes l’Iran. Pour éviter de choisir la pire des options, une troisième voie, plus créative, est possible : celle d’une politique d’endiguement graduée. Elle consisterait à limiter l’activisme régional de l’Iran (par la menace, toujours existante, du recours à la force), tout en maintenant des négociations très ciblées (par exemple, destruction du stock d’uranium enrichi à 60 % en échange du dégel partiel des avoirs de l’Iran à l’étranger, qui représentent plusieurs milliards de dollars).
Cette solution serait envisageable, sans l’existence de cette profonde défiance entre les différentes parties. Les rares avancées diplomatiques obtenues depuis 2021 n’ont guère contribué à une amélioration des relations entre Américains et Iraniens. Le soutien de Téhéran à la Russie en Ukraine et la répression du régime contre la population iranienne à domicile ne contribuent pas davantage à favoriser la reprise du dialogue entre les deux pays. Chacun au contraire est en pleine réévaluation de son poids dans le rapport de forces. L’Iran table sur un Occident aux abois face à la crise énergétique, tandis que l’Occident mise sur un effondrement du régime sous la pression populaire.
En tout état de cause, le texte final proposé pour relancer le JCPoA ne sera pas rediscuté, et Ebrahim Raïssi, en dépit de la crise que connaît l’Iran, persiste à temporiser. En face, les Etats-Unis savent qu’ils doivent prendre une décision politique. L’avenir du Moyen-Orient tient donc une fois de plus à un fil.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 27/11/2022.