« Une première étape », qui est aussi une première fois en Irak depuis l’invasion américaine en 2003 : vendredi 29 novembre, le Premier ministre Adel Abdel Mahdi a enfin consenti à démissionner face à la pression de la rue. Deux jours plus tard, le Parlement acceptait cette démission. Le jour restera également dans l’histoire de l’Irak comme celui où les sunnites ont enfin rejoint le soulèvement populaire mené depuis début octobre par les chiites irakiens.
En annonçant cette décision, Mahdi soulignait que seule la démocratie permettait cette option et ainsi une transition de pouvoir pacifique. C’est vrai, du moins… sur le papier. Pour l’heure, selon l’article 81 de la Constitution irakienne, c’est le Président de la République, Barham Salih, qui officiera comme Premier ministre. Mais la question du successeur d’Abdel Mahdi reste largement ouverte. Elle sera particulièrement difficile à résoudre, dans un contexte où la violence croît de jour en jour, et où les ambitions et les ambiguïtés des diverses figures politiques locales se heurtent aux attentes des Irakiens, qui veulent en finir avec un régime confessionnel mis en place il y a quinze ans sous l’égide de l’envahisseur américain.
Abdel Mahdi n’avait sans doute plus d’autre choix que de quitter son poste. Démarrée début octobre comme un mouvement social à la suite d’appels sur les réseaux sociaux, la contestation a pris l’ampleur d’une révolution, notamment à Bagdad et dans le sud chiite de l’Irak. Réclamant unanimement des emplois et la fin de la corruption, les manifestants ont rapidement exigé la chute du régime, et le renouvellement complet d’une classe politique qui aurait déjà détourné près du double du PIB de l’un des pays les plus riches en pétrole du monde.
Que le Premier ministre ait été soutenu presque jusqu’au bout par l’Iran ne devait pas jouer en sa faveur, tant le voisin iranien est honni des manifestants. C’est jeudi 28 novembre que les manifestations ont clairement pris un tournant plus radical et sanglant, lorsque le consulat iranien de Nadjaf a été incendié, après celui de Kerbala début novembre. Dépassé, le gouvernement a alors dépêché des militaires pour « restaurer l’ordre ». Bilan à la fin de la journée : des dizaines de morts, portant le nombre de « martyrs » à 420 depuis début octobre, et à plus de 15 000 blessés. Etrange cas de figure où les Etats-Unis et l’Iran se sont trouvés d’accord pour soutenir Abdel Mahdi jusqu’au bout, bien que pour des raisons différentes… Les Américains craignaient entre autres que son départ ne plonge encore davantage l’Irak dans le chaos. Mais le fait est que Mahdi s’est montré totalement incapable de réfréner la spirale de violence qui n’a cessé de s’aggraver depuis début octobre. La sanglante journée du 28 novembre aura été l’ultime limite au-delà de laquelle il lui était désormais impossible de rester.
Le soir même, Moqtada Al-Sadr appelait une nouvelle fois à sa démission. Le lendemain matin, quelques heures avant l’annonce du Premier ministre, lors de la grande prière hebdomadaire, c’est le grand ayatollah Al-Sistani qui soutenait publiquement les manifestants, et exhortait le Parlement irakien à retirer sa confiance au gouvernement.
Pour autant, le départ d’Abdel Mahdi ne signifie certainement pas que le soulèvement trouve enfin sa résolution, bien au contraire.
La formation d’un nouveau gouvernement prendra vraisemblablement plusieurs semaines, voire des mois, et les manifestants ont d’ailleurs très vite été conscients du danger du « temps long ». Dans l’attente d’une décision du Parlement, Mahdi et son gouvernement assureront la transition, jusqu’à ce que le Président Bahram Salih ne demande aux parlementaires de désigner un nouveau Premier ministre et d’approuver sa nouvelle équipe. Cette période plus qu’incertaine laissera largement la place aux combats de factions et de personnalités, et d’aucuns s’interrogent déjà sur le rôle potentiel qu’y jouera l’Iran, malgré la haine que lui vouent désormais beaucoup des Irakiens, y compris chiites. Avant même que le Parlement irakien n’accepte la démission du Premier Ministre, le général iranien Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods et chargé des affaires irakiennes, était déjà de retour à Bagdad.
A son corps défendant, Abdel Mahdi est devenu le bouc émissaire idéal de ceux qui ont pourtant leur part de responsabilité dans le chaos ambiant. L’ayatollah Al-Sistani par exemple, qui donne aujourd’hui sa bénédiction aux manifestants, est en grande partie responsable de la situation politique du pays : sous son égide ont été créés le présent régime et les milices pro-iraniennes Hachd Al-Chaabi, tous deux conspués par les Irakiens. C’est également à lui, rappellent historiens et analystes, que l’on doit la Constitution de 2005 et les élections successives qui, au lieu d’œuvrer à la création d’un espace commun pour le peuple irakien, ont au contraire instrumentalisé le confessionnalisme.
Quant au leader religieux et politique Moqtada Al-Sadr, il a bien évidemment tout intérêt à ce que le régime tombe pour devenir à nouveau un faiseur de rois – comme à la suite des législatives de 2018 – voire roi lui-même d’un Irak débarrassé de l’influence iranienne. L’imam a ainsi habilement incarné un contre-pouvoir et soutenu le soulèvement dès ses premiers jours, dont il a repris le discours nationaliste et anti-iranien.
Pour l’heure, la sortie de crise est plus qu’incertaine en Irak. Le pays est désormais à la recherche d’un Premier ministre qui réconcilie à la fois chiites, sunnites, kurdes et laïcs, et apaisent les puissances voisines, l’Iran et l’Arabie Saoudite en tête. Comment procéder, alors que l’absence de cohésion des manifestants les a, jusqu’à présent, rendus inaptes à dépêcher une délégation porteuse de leurs revendications ? Rappelons qu’après les législatives de 2018, il fallut six mois de discussions avant de nommer Abdel Mahdi… Or, l’Irak ne peut plus se permettre d’user du temps long, face à des manifestants « prêts à mourir jusqu’au dernier » pour obtenir un nouveau régime politique. Il est devenu urgent de sortir du système confessionnel qui a entraîné le pays dans l’abîme actuel. Qui portera ce combat ? La question reste ouverte.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 4/12/2019.