Par Me Ardavan Amir-Aslani, Avocat au Barreau de Paris.
Un an jour pour jour après le début du premier confinement national, Emmanuel Macron annonçait devoir prendre « les décisions qui s’imposent » face à l’épidémie, afin « de protéger les plus vulnérables et les soignants ». A savoir : confiner à nouveau « partiellement ou totalement » les régions les plus touchées par la Covid-19.
Un an après ce 17 mars dont tout le monde sans doute se souviendra toute sa vie, on pouvait croire que la vie n’était plus qu’un éternel recommencement et, que, de fait, le gouvernement français n’avait guère profité de l’année écoulée pour réviser sa stratégie sanitaire.
Pourtant, un an après ce premier confinement, malgré des mesures d’une rigueur inouïe imposées à la population et malgré l’arrivée prometteuse et libératrice des vaccins, la situation ne s’est pas améliorée : la barre des 90 000 morts est dépassée, la population toujours soumise au port du masque et à la distanciation sociale, mais aussi à quelques nouveautés : un couvre-feu de douze heures par jour depuis le 16 janvier, des restaurants et bars fermés depuis quatre mois, tout comme les lieux de culture et de divertissement. Avec pour résultat une vie sociale réduite comme peau de chagrin, des étudiants à la dérive, des secteurs entiers de l’économie au bord du gouffre… et des services hospitaliers toujours aussi saturés.
Les résultats sont donc maigres, mais la situation et les mesures qui s’y rapportent créent désormais un dangereux précédent.
Le signal d’alarme avait déjà été tiré en 2015, dans la foulée de la vague d’attentats qui frappait alors la France. Il est troublant de se rappeler qu’en novembre cette année-là, François Hollande alors président, avait lancé devant le Congrès un vibrant « nous sommes en guerre ». Cinq ans plus tard, cette fois devant la nation elle-même, Emmanuel Macron lançait à son tour son « nous sommes en guerre ». Entre temps, « l’ennemi » a changé, et bien qu’il soit absurde de mettre sur le même plan une menace terroriste et une maladie, l’arsenal juridique n’a fait que se renforcer au cours des cinq dernières années. A la faveur d’évènements par nature inquiétants et surtout imprévisibles, notre droit a vu progressivement, mais inexorablement, s’introduire des éléments qui, d’exceptionnels, sont devenus permanents, créant de nouvelles normes.
A cet égard, il est intéressant de comparer, à l’échelle européenne, la diversité de réponses gouvernementales face à l’épidémie. Face à l’impossibilité de coordonner une réponse commune dans l’urgence en raison des mécanismes institutionnels de l’Union européenne, chaque Etat-membre a réagi de la façon qu’il jugeait la mieux adaptée. C’est encore une fois le clivage pays du Nord – pays du Sud qui semble s’être imposé – hormis la Grèce, qui s’est davantage alignée sur les positions des pays scandinaves, sans doute en raison d’un faible taux de mortalité liée au Covid. Ainsi, dans ces pays auxquels on peut aussi ajouter les Pays-Bas, l’Etat s’en est globalement remis à la responsabilité individuelle, et n’a imposé que très peu d’obligations. En Suède ou en Norvège, la mise en place du télétravail ou la distanciation sociale ont été des mesures incitatives, et non coercitives. Durant la majeure partie de l’année 2020, aucun confinement n’a été imposé à la population. Et contrairement à une opinion communément répandue, il n’existerait pas de corrélation entre le niveau de circulation du virus et celui de la réponse gouvernementale : ainsi, les pays où le virus circulait moins n’ont pas « logiquement » opté pour le laxisme, à l’inverse des pays fortement touchés par la pandémie. Selon une étude de l’université de Leyde aux Pays-Bas, parue en avril 2020, c’est le niveau de confiance des citoyens dans leurs institutions qui aurait dicté les stratégies des gouvernements. On peut donc mesurer, à l’aune des mesures dictées par celui d’Edouard Philippe, puis de Jean Castex, le délitement du lien de confiance unissant les citoyens français à leurs représentants.
Ce lien de cause à effet n’est finalement pas surprenant. En France, la légitimité du pouvoir par le processus démocratique étant de plus en plus questionnée, celui-ci s’appuie désormais sur un « Conseil de défense », dont l’intitulé induit à la fois des notions de crainte et d’opacité, et sur des « experts », pour valider ses décisions, au détriment de la démocratie représentative incarnée par le Parlement. Dans l’orientation des politiques publiques, l’homme politique s’efface de plus en plus devant les technocrates en tous genres, qu’ils soient médecins, chercheurs ou hauts fonctionnaires, qui tous font de l’Etat une machine désincarnée, conservatrice, à l’autoritarisme croissant. La loi du 23 mars « d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 » a ainsi été adoptée en cinq jours, et déploie un panel toujours plus strict de mesures vexatoires et infantilisantes – amende de 135 euros en cas de non-respect des mesures, rappels permanents de ces mêmes mesures par les médias et les campagnes d’affichage dans les lieux publics, au point d’en devenir anxiogènes, interventions des forces de l’ordre pour non-respect de la distanciation discutables, car techniquement invérifiables, et bientôt nécessité de présenter un passeport vaccinal pour exercer sa liberté de circulation, pourtant fondamentale. Face à son déficit de légitimité, le pouvoir n’a d’autre choix que de verser dans la surenchère. Remis en question, fragilisé, il succombe d’autant plus facilement à la tentation de l’autoritarisme. Vu de Pékin ou de Moscou, le mécanisme apparaîtrait comme une évidence. Depuis un an, les démocraties observant les « démocratures » peuvent de moins en moins se dire qu’en se comparant, elles se consolent, tant les similitudes en matière de restrictions des libertés publiques s’accumulent.
Unique en Europe, cette hyper-centralisation a pourtant opéré des choix politiques très discutables. Face à une crise jugée – sans doute à tort – comme conjoncturelle, l’Etat a choisi de priver la population française de sa liberté plutôt que d’augmenter les moyens – tant humains que financiers – de l’hôpital. Les chiffres, non seulement ceux de l’épidémie, mais aussi de la crise économique et sociale qu’elle a engendrée, démontrent implacablement l’échec de ce choix, nourri par des peurs irrationnelles qui fragilisent nos démocraties : le refus du risque, de l’inconnu, et de la mort.
On note pourtant un changement de discours chez Emmanuel Macron, qui semble désormais admettre qu’il nous faudra « vivre avec le Covid ». Pour autant, les mesures introduites dans le droit vont-elles être abrogées ? C’est douteux. En la matière, la marche arrière est rarement possible, et on s’illusionne en pensant qu’elles ne sont que temporaires : elles sont bien appelées à durer.
Créer un climat de peur permanent est pourtant nocif à la vitalité de nos démocraties. Demain, si l’ennemi change encore de nature, que restera-t-il de nos libertés publiques, déjà bien entravées ? Le peu qu’il nous reste nous sera-t-il alors ôté ? Plus que la peur du virus, c’est bien celle d’une mutation de nos systèmes politiques sous l’effet de la généralisation de la surveillance de masse qui devrait nous animer. En France, la proposition de loi « Sécurité globale », écrite en pleine crise sanitaire, et dont le contenu est particulièrement préjudiciable aux libertés publiques, témoigne de d’une inquiétante dérive qui s’accélère. Les progrès technologiques la facilitent, tout comme l’apathie générale des citoyens, résignés dans leur sentiment d’impuissance, parfois même volontaires pour troquer leur liberté contre un illusoire sentiment de sécurité. Le monde dystopique où règne un Etat policier auquel il est devenu impossible d’échapper, dépeint tant de fois par la littérature, est peut-être déjà en train d’advenir. A petits pas, à coups de décrets pris en toute discrétion – pensons aux trois décrets élargissant les possibilités de fichage, publiés le 2 décembre 2020 au Journal Officiel – ou de projets de loi examinés à la va-vite par un Parlement qui aurait perdu son rôle de rempart face aux dérives autoritaires.
Publié dans la Revue Parlementaire.