Encore une fois, Donald Trump s’est laissé séduire par la possibilité de conduire une intervention militaire contre l’Iran. Encore une fois, ses plus proches conseillers l’en ont dissuadé. La scène s’est déroulée mardi dans le Bureau Ovale, à la suite d’un rapport de l’AIEA suspectant une intensification par Téhéran de son enrichissement nucléaire. Le stock d’uranium enrichi iranien serait, d’après les experts, douze fois supérieur à la limite autorisée par le JCPoA, une quantité suffisante pour produire deux bombes nucléaires d’ici le printemps prochain, soit bien après le départ de Trump.
Bien que ce stock soit largement inférieur à celui que possédait l’Iran avant la signature de l’accord de Vienne en 2015 et que la République islamique n’ait repris ses activités de développement nucléaire qu’avec une extrême lenteur conditionnée à la situation diplomatique, le président américain et certains de ses conseillers penchaient fortement pour un bombardement des sites sensibles, incluant Natanz. Une fois n’est pas coutume, une partie de son entourage le plus proche – notamment le vice-président Mike Pence et le Secrétaire d’Etat Mike Pompeo – ont au contraire souligné le risque très probable d’une escalade militaire qui entacherait les dernières semaines de pouvoir du président républicain.
L’épisode illustre le dilemme dans lequel se trouve Donald Trump, et le peu d’options dont il dispose pour occuper ses dernières semaines à la Maison-Blanche : s’il cherche plus que jamais à compliquer le début du mandat de Joe Biden, il ne peut s’aliéner sa base électorale, qui reste farouchement opposée à une nouvelle guerre américaine à l’étranger. Pourtant, Donald Trump garde ouverte la possibilité de frapper les alliés et proxies de l’Iran, notamment en Irak. Le limogeage de son Secrétaire à la Défense Mark Esper la semaine dernière et d’autres aides de camp du Pentagone laisse penser que le président pourrait tout de même prendre ce risque et lancer une opération, officielle ou officieuse, contre l’Iran avant l’investiture de Joe Biden en janvier 2021. Toutefois, l’action militaire au sol ou aérienne n’est pas la seule option disponible : celle-ci pourrait ainsi être combinée à des cyberattaques menées conjointement avec Israël.
C’est surtout la situation en Irak, et le risque de voir troupes et diplomates américaines subir des attaques de la part de milices soutenues par l’Iran qui semble préoccuper l’administration Trump, notamment à l’approche du premier « anniversaire » de l’assassinat de Ghassem Soleimani le 3 janvier 2020. Face à ces menaces potentielles, Mike Pompeo envisagerait de fermer l’ambassade américaine à Bagdad, la plus importante mission diplomatique déployée à l’étranger par les Etats-Unis, alors même qu’un tel processus prendrait plusieurs mois.
En réalité, toutes ces préoccupations sont déjà caduques. Le travail à venir ne concerne plus l’administration Trump, mais bien celle qui lui a succédée. L’administration Biden va en effet devoir repenser radicalement, et de façon plus ambitieuse, la politique américaine à l’égard de l’Iran, car aucun des deux pays ne veut la guerre. Pour sa part, l’Iran veut avant tout sortir de son isolement diplomatique, tandis que la politique américaine du « je t’aime, moi non plus », qui a prévalu ces quarante dernières années avec Téhéran, aura finalement mené les deux pays dans une impasse. Une politique agressive dessert à la fois les intérêts américains et iraniens, et ne fait que renforcer, des deux côtés, les faucons les plus radicaux – ainsi que les complexes militaro-industriels respectifs. In fine, le bellicisme ne sert à personne, et surtout pas au peuple iranien.
A court terme, l’administration Biden devrait avoir pour objectif de stopper la sortie progressive de l’Iran du JCPoA en lui octroyant la levée de toutes les sanctions économiques. A cet égard, les Européens se proposent déjà comme honnêtes courtiers pour faciliter la reprise des négociations entre Washington et Téhéran. Le chantier d’envergure est à envisager à plus long terme : les Etats-Unis doivent réaliser que leur relation dysfonctionnelle avec l’Iran, le pays le plus peuplé, éduqué et scientifiquement avancé du Moyen-Orient avec Israël, a sévèrement compromis la défense de leurs intérêts dans la région. Cette méfiance envers l’Iran a rendu les administrations américaines successives plus ou moins dépendantes des pétromonarchies arabes d’un côté, et d’un Etat hébreu de moins en moins démocratique de l’autre, ce qui a généré en réaction une influence croissante de l’Iran sur les populations chiites de la région et plus largement sur ses voisins. Les administrations américaines passent… mais l’Iran demeure, comme l’a souligné ironiquement Mohammad Javad Zarif dans un tweet le 9 novembre dernier. Néanmoins, Téhéran a également tout à gagner à quitter le sentier de la guerre – même si le régime a besoin de son opposition idéologique aux Etats-Unis pour survivre – afin de ne plus s’enferrer dans la stagnation.
L’administration Biden dispose donc d’une authentique occasion pour réinitialiser les relations irano-américaines. Elle a à sa disposition plusieurs options évidentes : lever l’intégralité des sanctions – y compris sur les transactions financières payées en dollars – pour relancer les négociations autour d’un JCPoA amélioré, assorti d’un pacte de non-agression entre l’Iran et les Etats-Unis et de concessions des deux côtés. L’objectif est peut-être idéaliste mais mérite d’être atteint, afin de permettre aux deux pays de se concentrer enfin leurs propres problèmes domestiques. Avec la conjonction de la crise sanitaire et économique, ceux-ci sont devenus abyssaux, et preuve en est que le bellicisme des quatre dernières années n’a absolument pas contribué à les guérir.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 22/11/2020.