La révolution de 2011, surnommée “le Printemps arabe”, qui a chassé du pouvoir l’autocrate Ben Ali, a permis de mettre la Tunisie sur la voie de la démocratisation du pouvoir. La jeune démocratie tunisienne fonctionnait, depuis l’adoption d’une Constitution en 2014, selon un système parlementaire mixte dans lequel le président dispose de prérogatives dans les domaines de la diplomatie et de la sécurité. Le président tunisien actuel, Kaïs Saïed, est arrivé au pouvoir en 2019 en tant que candidat indépendant de tout parti, avec 72% des voix, faisant de lui un dirigeant extrêmement populaire. Les élections législatives qui sont intervenues après n’ont pas conféré la majorité au président et ont enclenché des luttes de pouvoir au sommet de l’État. Le bras de fer opposant le président au parti Ennahdha (“renaissance” en arabe), majoritaire à l’Assemblée et proche des islamistes, s’est renforcé et a paralysé le gouvernement et désorganisé les pouvoirs publics.
Crise économique et sanitaire avant tout
Outre l’impasse politique, sur un plan socio-économique, le dinar tunisien est au plus bas niveau depuis plus d’une décennie. Le coût de la vie a explosé de même que le taux de chômage, qui atteint chez les jeunes 41% après la crise du Covid-19. Par ailleurs, la crise sanitaire a été très mal gérée par le gouvernement. La pénurie de bouteilles d’oxygène dans les hôpitaux, de même qu’en Algérie, a engendré l’un des pires taux de mortalité au monde de la pandémie avec près de 18 000 morts pour 12 millions d’habitants.
“La pénurie de bouteilles d’oxygène dans les hôpitaux, de même qu’en Algérie, a engendré l’un des pires taux de mortalité au monde de la pandémie avec près de 18 000 morts pour 12 millions d’habitants”
Juste avant le coup d’état du président tunisien le 25 juillet, des manifestations ont eu lieu dans de nombreuses villes du pays, en violation du couvre-feu lié à la crise sanitaire. Les manifestants réclamaient entre autres la dissolution du Parlement tout en gardant le président à la tête de l’État, un changement de Constitution ainsi qu’une période transitoire laissant une large place à l’armée. Des protestations virulentes se sont également élevées contre le parti islamiste Ennahdha. Les locaux du parti ont d’ailleurs été pris d’assaut dans certaines villes. Ces manifestations ont vraisemblablement poussé le président tunisien à agir.
Limogeages en série
Au soir du 25 juillet dernier, jour anniversaire de la proclamation de la République le 25 juillet 1957, grâce au combat politique mené par le père de l’indépendance Habib Bourguiba, le président tunisien a congédié le chef du Parlement, Rached Ghannouchi, aussi chef de file d’Ennahdha ainsi que le chef de gouvernement, Hichem Mechichi et de nombreux ministres. Il a en outre annoncé lever l’immunité parlementaire des députés et promis de poursuivre les personnes impliquées dans des affaires judiciaires. Il est assisté par le nouveau chef de gouvernement qu’il a lui-même désigné. Par la suite, d’autres limogeages ont été annoncés, notamment celui du ministre de la Défense et de la porte-parole du gouvernement et ministre de la Justice par intérim. Le président tunisien a également désigné un de ses alliés en qualité de directeur général de la Sécurité présidentielle, pour diriger le ministère de l’Intérieur et a annoncé avoir pris le contrôle des services du Procureur général. Enfin, il a confié à l’armée de prendre en charge la campagne sanitaire et notamment la mise en place de centres de vaccination.
À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles
La question essentielle est celle de savoir s’il s’agit d’un coup d’État ou de l’utilisation de prérogatives présidentielles pour défendre un pays contre l’entrisme islamiste. De son côté, en reprenant la main sur l’exécutif, le président, Professeur en Droit constitutionnel, a assuré avoir agi dans le cadre de la loi en activant l’article 80 de la Constitution qui prévoit qu’en cas de “péril imminent menaçant les institutions de la nation et la sécurité et l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le Président de la République peut prendre les mesures nécessitées par cette situation exceptionnelle”. Lors d’une réunion d’urgence au Palais de Carthage avec des responsables des forces de sécurité, il a déclaré avoir pris ses décisions “afin de sauver la Tunisie, l’État et le peuple tunisien”. Toutefois, une ombre au tableau demeure puisque théoriquement, les pleins pouvoirs ne peuvent être accordés au président qu’après consultation du chef du gouvernement, du président de l’Assemblée des représentants du peuple et après avoir informé la Cour constitutionnelle. Or, ces institutions étant opposées à Kaïs Saïed, n’ont pas été consultées par ce dernier. De plus, la Cour constitutionnelle n’a toujours pas été créée. Ainsi, juridiquement, faute d’avoir respecté la lettre de la constitution tunisienne il s’agit d’un coup d’État même s’il était souhaité par une grande partie de la population tunisienne. En tout état de cause il n’envoie pas un bon signal pour la démocratie tunisienne.
“Théoriquement, les pleins pouvoirs ne peuvent être accordés au président qu’après consultation du chef du gouvernement, du président de l’Assemblée des représentants du peuple et après avoir informé la Cour constitutionnelle. Or, ces institutions étant opposées à Kaïs Saïed, n’ont pas été consultées par ce dernier”
Suite à l’annonce de la suspension du Parlement, l’euphorie s’est emparée de plusieurs villes tunisiennes. Près de 87% de la population semble soutenir en effet le coup d’État. Ces décisions historiques divisent néanmoins le pays. D’une part, l’UGTT, influente centrale syndicale, a soutenu les décisions du président, estimant qu’elles étaient “conformes à la Constitution”. D’autre part, le président de l’Assemblée des représentants du peuple, et leader du parti Ennahda, Rached Ghannouchi s’est rendu au siège du Parlement au Bardo, avec sa vice-présidente, et des députés du parti Ennahdha pour faire un sit-in symbolique. Ils ont aussitôt été bloqués à l’entrée par l’armée déployée devant le siège du Parlement. Rached Gannouchi, a alors appelé via les réseaux sociaux ses partisans à descendre dans la rue pour mettre fin à ce qu’il a qualifié de “coup d’État contre la Révolution et contre la Constitution”. Face à l’utilisation de ce vocable, le chef de l’État a réagi en personne en insistant sur la légalité constitutionnelle de son initiative. Séparés par des barrages de police, les deux camps ont échangé des jets de pierres et de bouteilles devant le Parlement. Souhaitant conserver un esprit non-violent, caractéristique du peuple tunisien, Ghanoucchi a fini par appeler au calme les partisans d’Ennahdha afin d’éviter des heurts meurtriers.
Réactions partagées
Alors que l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite ont tous salué l’annonce de Kaïs Saïed comme une victoire contre les Frères musulmans, d’autres pays se sont dit inquiets à la suite de ce coup d’état précipitant la Tunisie dans l’inconnu. L’AKP, parti islamo-nationaliste au pouvoir en Turquie, a jugé très sévèrement le tour de force du président tunisien en raison des liens anciens qui l’unit avec le parti tunisien Ennahda. L’Allemagne, quant à elle, a appelé au “respect des libertés civiles, qui est l’un des gains les plus importants de la révolution tunisienne” de 2011. La crainte d’une régression sur les libertés publiques a été renforcée notamment à la suite de la fermeture du bureau de la chaîne qatarie Al-Jazeera à Tunis par des policiers, en raison de sa relation proche avec le mouvement Ennahdha, sans décision de justice, ni explication. Or, il est particulièrement important pour la Tunisie de rassurer le FMI et l’Europe sur la pérennité de sa démocratie car il lui manque quelques milliards d’euros pour boucler son budget 2021 et éviter d’aggraver la crise économique du dinar.
“Alors que l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite ont tous salué l’annonce de Kaïs Saïed comme une victoire contre les Frères musulmans, d’autres pays se sont dit inquiets à la suite de ce coup d’état précipitant la Tunisie dans l’inconnu”
Le tour de force du président tunisien, acclamé par le peuple tunisien ne garantit pas pour autant une sortie de crise rapide et comporte une forte charge symbolique au-delà des frontières tunisiennes. En effet, si la démocratie échoue dans le berceau même du Printemps arabe, cela pourrait sonner le glas de celui-ci. En tout état de cause, ces derniers évènements sont le début d’un long processus.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 17/08/2021.