Depuis son coup d’État “constitutionnel” le 25 juillet 2021, le président tunisien Kais Saïed s’est engagé dans une dynamique de concentration des pouvoirs en gelant d’abord le Parlement, puis en s’arrogeant les pleins pouvoirs par décret, et enfin en supprimant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Le prétexte d’un péril imminent
En plus du contexte sanitaire incertain en toile de fond, la Tunisie est en proie à une crise à la fois sociale, économique (taux d’inflation de 6 % et taux de chômage de 18 %) et politique qui s’accentue depuis juillet dernier. À cette date, le président tunisien, hostile au régime parlementaire, avait invoqué un “péril imminent” pour justifier la série de mesures d’exception qu’il a prises, dont la suspension du Parlement, la levée de l’immunité des députés, la décision de légiférer par voie de décrets, la suspension de l’instance de contrôle de la constitutionnalité des lois et enfin le limogeage du Premier ministre, Hichem Mechichi.
Désormais à la tête de l’exécutif, le chef de l’État tunisien préside le Conseil des ministres aux côtés du nouveau Premier ministre, l’universitaire Najla Bouden Romdhane. Quelques mois après cet épisode, le président Saïed a promulgué un décret présidentiel officialisant la suspension de certains chapitres de la Constitution de 2014 et l’instauration de mesures exceptionnelles, censées être provisoires, dans l’attente de procéder à des amendements à la Constitution.
“Le président tunisien, hostile au régime parlementaire, avait invoqué un “péril imminent” pour justifier la série de mesures d’exception qu’il a prises, dont la suspension du Parlement, la décision de légiférer par voie de décrets, la suspension de l’instance de contrôle de la constitutionnalité des lois”
Peu de temps après que les pays du G7 aient appelé la Tunisie à un “retour rapide” aux institutions démocratiques, le président tunisien a annoncé la tenue de nouvelles élections législatives en décembre 2022 et dans l’intervalle, la tenue de consultations populaires portant sur les amendements constitutionnels qui seront soumis à référendum en juillet 2022.
La répression policière des mouvements populaires
La majorité des partis politiques tunisiens, dont le mouvement Ennahdha, rejette en bloc les décisions du président, à l’unisson avec une bonne partie du peuple tunisien qui a manifesté par milliers à la fin de l’année 2021 pour exprimer le rejet du processus politique initié par le président Kaïs Saïed le 25 juillet dernier. Ils considèrent que les manœuvres du président sapent les fondements de l’ordre constitutionnel tunisien et protestent contre la concentration des pouvoirs exécutif et législatif dans les seules mains du président.
“Les tribunaux militaires ont jugé de nombreux civils ou enquêté sur eux. Plus récemment, au nom de la lutte contre la covid, la présidence a décidé d’interdire les rassemblements et a mis en place un couvre-feu nocturne ”
En réponse, la répression policière a été particulièrement violente, tant sur le plan des moyens utilisés que des arrestations. Par ailleurs, les tribunaux militaires ont jugé de nombreux civils ou enquêté sur eux. Plus récemment, au nom de la lutte contre la covid, la présidence a décidé d’interdire les rassemblements et a mis en place un couvre-feu nocturne dès la mi-janvier, ce qui a été compris comme un prétexte pour empêcher toute manifestation.
Le démantèlement de l’indépendance de la justice
Poussé par le “mouvement du 25-Juillet”, regroupant ses partisans, à supprimer le CSM pour purger le pouvoir judiciaire des magistrats “corrompus”, le président avait d’abord assuré œuvrer sur un décret de refonte de l’institution, avant de monter d’un cran en retirant certains avantages des membres de l’institution. En juillet 2021, il avait bel et bien exprimé sa volonté de refondre le système judiciaire, ce contre quoi les magistrats s’étaient élevés pour éviter qu’une ligne rouge ne soit franchie : celle de l’indépendance de la justice. Malgré cette mise en garde pacifique, le président a fait un pas supplémentaire dans le démantèlement de l’architecture institutionnelle instaurée par la Constitution de 2014, en supprimant purement et simplement le Conseil supérieur de la magistrature acquis de cette constitution.
“ Le président a fait un pas supplémentaire dans le démantèlement de l’architecture institutionnelle instaurée par la Constitution de 2014, en supprimant purement et simplement le Conseil supérieur de la magistrature. Prétexte invoqué : trancher avec la mainmise sur la justice du régime de Ben Ali”
Prétexte invoqué : trancher avec la mainmise sur la justice du régime de Ben Ali jusqu’en 2011, accusé d’être partial et au service d’intérêts privés. Il lui reproche également sa lenteur et d’entraver le jugement de certaines affaires, notamment celles de figures de la gauche tunisienne, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, assassinés en 2013 en pleine campagne contre le parti islamiste Ennahda qui était au pouvoir à cette époque post-révolution.
La séparation des pouvoirs mise à mal
En conséquence de la dissolution du CSM, le rôle de nomination des magistrats et de leur mutation, confié autrefois à cette institution, sera désormais confié au pouvoir exécutif, ou au mieux à une nouvelle institution dont les membres seront très certainement nommés par le président. La séparation des pouvoirs est, par cette nouvelle décision, complètement mise à mal, et la situation laisse penser que le régime autrefois parlementaire laissera peu à peu sa place, non pas à un régime présidentiel, mais à un État policier.
“La séparation des pouvoirs est complètement mise à mal, et la situation laisse penser que le régime autrefois parlementaire laissera peu à peu sa place, non pas à un régime présidentiel, mais à un État policier”
Bien que le président tunisien ait indiqué à plusieurs reprises vouloir protéger les droits et libertés des Tunisiens, et qu’il ait insisté sur le caractère temporaire des mesures adoptées, d’aucuns craignent un accaparement du pouvoir et une érosion des droits et libertés publiques. Il est cependant à parier que le peuple tunisien, qui a fait chuter un régime ayant duré 23 ans, ne laissera pas une autre dictature se réinstaller.
Par Ardavan Amir-Aslani et Inès Belkheiri.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 09/02/2022.