Le séisme qui a dévasté la province d’Hatay en Turquie, et dont le bilan de près de 50 000 morts en fait l’un des plus meurtriers depuis un siècle, a mis brutalement en lumière le bilan de l’AKP. Erdogan est arrivé au pouvoir sur les ruines d’un autre séisme, celui d’Izmit en 1999, qui avait entraîné la défaite du gouvernement de Bülent Ecevit aux élections législatives suivantes. Il avait alors promis aux Turcs de rebâtir une Turquie solide, réclamé de nouvelles normes de construction dont la fameuse « taxe antisismique » dont les recettes fiscales devaient servir à la construction de bâtiments résistants dans les zones à risque. Ces régulations n’ont pas fait long feu face à l’influence de la clientèle d’Erdogan, très présente dans le secteur du BTP, qui a contourné le code de l’urbanisme, a probablement détourné des fonds publics, et s’est enrichie au détriment de la sécurité publique. Si le président turc a tant soutenu ce secteur, c’est avant tout pour servir sa politique des « grands projets » d’infrastructures, qu’il a lui-même parfois pu qualifier de « folies » : le nouvel aéroport d’Istanbul, inauguré en 2018 – 200 millions de passagers par an – le pont intercontinental d’Istanbul, ou encore le nouveau palais présidentiel d’Ankara, inauguré en 2014 et d’une taille démesurée. Le projet d’un canal connectant la Mer Noire à la Mer de Marmara n’a heureusement pas abouti grâce à la forte opposition de la communauté scientifique et d’urbanistes intègres, en raison des dommages écologiques et historiques qu’il aurait fait peser sur le centre d’Istanbul.
Le règne d’Erdogan s’est fondé sur le népotisme et la corruption, et les conséquences de ce choix sont catastrophiques pour la Turquie. A ce manquement s’ajoute une autre fracture, tout aussi désastreuse : le mépris assumé du pouvoir envers le savoir et l’expertise, ce qui s’est traduit par une véritable guerre entre le président turc et l’ensemble de l’élite intellectuelle du pays, qu’il s’agisse des universitaires ou des experts scientifiques.
Pendant de longues années, et en vain, géologues, ingénieurs et architectes ont tiré la sonnette d’alarme face aux risques sismiques liés à la situation géographique de la Turquie, située sur la faille nord-anatolienne. Des risques jugés très réels, et possiblement manifestes à très courte échéance. En décembre, l’Académie des Sciences turque se montrait particulièrement préoccupée par les failles sismiques actives du sud-est anatolien, et pas moins de trois jours avant la catastrophe du 6 février, un professeur de géologie de cette institution mettait en garde le public et le gouvernement contre l’imminence d’un séisme.
Si la géologie, comme la météorologie pour les tornades ou cyclones, ne saurait être une science exacte et dispose d’un degré de prédiction parfois approximatif, il demeure néanmoins évident que les catastrophes naturelles causent moins de dommages aux biens et aux personnes si un plan préétabli et fondé sur la prise en compte des données scientifiques a été mis en œuvre. En Turquie, cela ne concernerait pas seulement le respect des normes de construction, mais aussi l’éducation de la population pour réagir en cas de secousse sismique. Autant d’éléments essentiels qui n’ont pas été développé en vingt ans de pouvoir par l’AKP, dont le dénigrement systématique des scientifiques a empêché la mise en place d’une politique d’anticipation. La première déclaration d’Erdogan après le 6 février, jugeant « qu’il était impossible d’anticiper un tel désastre », s’avère donc être un mensonge. Par ses multiples alertes, la communauté scientifique a assuré sa mission et respecté ses engagements. Par sa surdité, le gouvernement turc s’est révélé irresponsable.
Plus adepte de la pensée magique que d’une politique adaptée au réel, Erdogan applique la même recette à sa politique économique, aux résultats tout aussi négatifs pour la Turquie. En s’entêtant à maintenir des taux d’intérêt bas, à la fois par conviction religieuse mais aussi pour encourager continuellement le secteur du BTP et le crédit à la consommation, en balayant les avis des plus éminents économistes, le président turc a, par ses décisions, largement contribué à la dévaluation continue de la lire turque et à la hausse de l’inflation. La situation dure depuis 2018 et ne fait que s’aggraver, entraînant une forte baisse du niveau de vie des Turcs.
Défiance envers le savoir et l’information, décrédibilisés et stigmatisés comme des « complots de l’étranger », mépris pour le rationalisme et la réalité au profit d’idéaux perclus de fantasmes (comme le néo-ottomanisme et le panturquisme, chers aux nationalistes turcs, en véhiculent tant), folie bâtisseuse à la gloire du dirigeant, incompétence à définir des politiques publiques efficientes, autant de caractéristiques que les philosophes politiques tels qu’Hannah Arendt ont largement documentées. Elles portent la marque des régimes autoritaires, voire des dictatures. La Turquie, certes pays à la vie politique longtemps chaotique, mais également république qui a développé en un siècle une vie démocratique et le multipartisme, en est la première victime. En vingt ans, le gouvernement AKP a stérilisé les forces vives du pays et appauvri, économiquement et intellectuellement, celle qui a pu temporairement incarner un modèle de démocratie idéale au sein du monde musulman.
A l’heure d’une souffrance indicible et face à des enjeux multiples, ses meilleurs atouts sont absents, et c’est probablement la défaillance la plus grave à imputer à Erdogan. En cette année de centenaire de la République turque, les Turcs devaient avoir l’occasion de juger son action. La catastrophe et la mise en place de l’état d’urgence pourraient cependant permettre au président turc de différer une échéance qu’il sait potentiellement mortelle pour son maintien au pouvoir. Il ne pourra cependant le faire indéfiniment. Il est temps pour la Turquie de redevenir une démocratie, car face aux catastrophes, les sociétés ouvertes et pluralistes s’avèrent plus résilientes que les régimes autoritaires.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 26/02/2023.