« Biden pourrait rendre le monde plus sûr, mais il a trop peur de faire de la politique. » C’était le titre cinglant d’une chronique parue dans le New York Times le 9 mai dernier. Elle évoquait essentiellement la stagnation des négociations sur le nucléaire iranien, mais ce titre pourrait parfaitement s’appliquer à une autre actualité du président démocrate : l’annonce de sa visite en Arabie Saoudite l’été prochain.
C’est peu dire que le projet est surprenant. Joe Biden, élu il n’y a même pas deux ans, avait pourtant martelé durant sa campagne qu’il réviserait l’amitié liant les Etats-Unis à l’Arabie Saoudite. Les premiers mois de son mandat avaient vu la publication du rapport des services de renseignement américains incriminant formellement le Prince hériter Mohammed Ben Salmane pour l’assassinat du journaliste Jamal Kashoggi en 2018. Peu suspect de sympathie envers Riyad contrairement à son prédécesseur, Joe Biden avait même été jusqu’à promettre de faire du royaume wahhabite un « Etat paria », mis en cause pour son irrespect des droits de l’homme et sa guerre ravageuse au Yémen.
Cet été pourtant, Joe Biden rendra visite à cet « Etat paria », dont il a trop besoin pour couper totalement les liens qui l’unissent à son pays depuis 1945. La raison essentielle de ce reniement tient encore et toujours à une denrée dont le cours atteint aujourd’hui 120 dollars le baril, et qui redevient de nouveau centrale sur l’échiquier géopolitique : le pétrole. De fait, les administrations américaines, républicaines comme démocrates, n’ont que peu d’options pour agir efficacement sur le prix à la pompe, tant elles restent dépendantes d’aléas géopolitiques sur lesquels elles n’ont qu’une prise relative. L’enjeu économique et social, surtout à l’approche d’échéance électorales, demande aujourd’hui des gestes forts de la part de la Maison-Blanche, justifiant de demander aux Saoudiens d’augmenter leur production d’hydrocarbures pour stabiliser le marché. Il n’est pourtant absolument pas certain que même en cas de baisse des cours, Joe Biden en tire profit politiquement.
Durant un temps, l’exploitation des pétroles et gaz de schiste devait justement donner aux Etats-Unis une indépendance énergétique qui leur permettrait de redéfinir certains équilibres stratégiques. Aujourd’hui, le mirage s’est évanoui : les Etats-Unis ne fournissent que 12% de la demande mondiale d’hydrocarbures, un plein d’essence coûte environ 90 dollars aux Etats-Unis, bien plus qu’il y a à peine un an, ce qui impacte directement le pouvoir d’achat des Américains terriblement habitués à se déplacer exclusivement en voiture. Les propositions de certains Républicains d’ouvrir d’autres zones à l’exploitation, comme l’Alaska ou le Golfe du Mexique, afin d’augmenter la production américaine, ont rencontré l’opposition des Démocrates en raison de leur impact environnemental pour un gain immédiat totalement irréaliste – démarrer une nouvelle exploitation demande en effet une planification sur plusieurs années avant d’être rentable. Au demeurant, les producteurs de schiste américains ont refusé la demande de l’administration Biden d’augmenter leur production, tant ils craignent qu’une surabondance d’hydrocarbures sur le marché ne fasse in fine chuter les prix.
Washington agit comme si aucune autre option n’était disponible en dehors de Riyad. En décidant d’exclure la Russie des marchés mondiaux, l’administration Biden semblait pourtant ouverte à une saine remise en question de ses alliances et paraissait même prête à l’ouverture. Car d’autres alternatives « étrangères » à l’Arabie Saoudite existent, et quitte à fréquenter un « Etat paria », pourquoi se montrer soudainement circonspect face au Venezuela et à l’Iran, avec lesquels des rapprochements ont pourtant été initiés dès le mois de mars pour augmenter l’offre mondiale de pétrole, et sont aujourd’hui suspendus ? La visite prévue à Riyad semble donner une réponse à cette question : parce qu’à l’approche d’élections de mid-terms difficiles pour le camp démocrate, une ancienne alliance, certes insatisfaisante, qui pose question, apparaît moins périlleuse électoralement qu’un rapprochement avec Téhéran ou Caracas sans l’obtention de concessions de leur part sur des réformes démocratiques ou, dans le cas spécifique de l’Iran, sur le dossier du nucléaire. Pourtant, selon les experts, l’Arabie Saoudite en dépit de sa grande capacité de production ne pourra pas, à elle seule, faire baisser le cours du brut, tant la production russe accuse une chute vertigineuse à mesure que les Européens réduisent leurs achats auprès de Moscou. Preuve de la limite de cette perspective, les prix des références pétrolières américaines et mondiales ont grimpé après l’annonce de la visite présidentielle à Riyad, tant le marché de l’énergie demeure convaincu que l’offre restera limitée, donc le prix du brut élevé. Un meilleur sens de l’anticipation (le propre, théoriquement, du politique) est donc urgent afin de ne plus revivre perpétuellement la même situation de crise et de dépendance extérieure. A cet égard, un soutien accru aux énergies renouvelables et à la production électrique pourrait contribuer à atteindre l’indépendance énergétique tant convoitée.
Des innovations sont également attendues sur le plan diplomatique de la part de Washington. Le décalage entre le discours et les faits démontre l’absence de courage politique d’une administration dont le bilan domestique et international est pour l’instant très mitigé, alors que le contexte géopolitique mondial exige plus que jamais de faire évoluer ses alliances. Le propre camp de Joe Biden critique sa décision de se rendre à Riyad, et par lettre interposée, certains élus lui ont précisément demandé de veiller, a minima, à ce que les liens avec l’Arabie Saoudite soient profitables aux Etats-Unis, ce qui est régulièrement mis en doute depuis le 11 septembre 2001, et à ce que leur relation soit « recalibrée ». Six points d’attention sont évoqués, et outre le déficit démocratique du royaume, les Démocrates ont souligné pour la première fois publiquement le danger d’une coopération accrue entre l’Arabie Saoudite et la Chine dans le nucléaire civil et surtout dans la sphère militaire : Pékin soutient en effet Riyad dans l’acquisition et la fabrication de missiles balistiques de longue portée. Le surarmement du Moyen-Orient et le risque de confrontation entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, enfin ce rapprochement entre leur vieille alliée et leur plus dangereuse rivale ne sont évidemment pas de nature à rassurer les Etats-Unis. A charge pour Joe Biden de rappeler à l’Arabie Saoudite que de telles relations pourraient avoir un coût non négligeable, car la dépendance n’est, en effet, pas à sens unique.
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans l’Atlantico du 13/06/2022.