En guerre depuis 2015 face à la coalition suscitée et dirigée par l’Arabie Saoudite, et subissant la crise humanitaire la plus alarmante de ces dernières années, le Yémen s’enfonce un peu plus dans l’instabilité et la violence.
Jeudi 1er août, deux attentats ont tué au moins 49 personnes et blessés 48 autres à Aden, l’antique ville du sud du pays et base du gouvernement soutenu par les Saoudiens face aux Houthis, qui restent maîtres de Sanaa, la capitale.
Les services de sécurité yéménites assurent que le premier attentat à la voiture piégée, qui s’est déroulé en centre-ville devant un QG de police et n’a pas été revendiqué, est l’oeuvre des djihadistes d’Al-Qaïda, très présents dans le sud du pays.
Le deuxième attentat en revanche, qui s’est déroulé au même moment en périphérie ouest d’Aden, pendant une parade de remise des diplômes à des policiers, a été revendiqué par les rebelles houthis qui ont précisé avoir frappé à l’aide d’un missile et d’un drone. L’attaque a tué sur le coup un haut gradé, le général Mounir Al-Yafyi, et a fait près de 35 victimes, tuées ou blessées.
Ces attaques, qui ont très clairement visées les forces de l’ordre pro-gouvernement, soutenues par l’Arabie Saoudite, sont les plus meurtrières pour la coalition et surviennent précisément quelques semaines après que les Emirats Arabes Unis ont annoncé un retrait de leurs troupes dans le nord du pays.
Sans communication officielle, les Emirats ont en effet décidé de réduire leur effort militaire au Yémen, après que les Houthis aient accepté de céder une partie des territoires qu’ils contrôlaient à Hodeïda. Dès le mois de juin, Abou Dhabi a donc rapatrié l’essentiel de son artillerie lourde, dont ses hélicoptères Apache, ce qui laissent désormais les milices yéménites du gouvernement officiel sans protection aérienne. De fait, le retrait émirati semble avoir déjà considérablement affaibli la défense d’Aden, puisque le rapatriement de leurs missiles Patriot (missiles sol-air à moyenne portée) a laissé la ville sans défense aérienne. Une faiblesse dont les Houthis ont immédiatement profité.
Faut-il s’étonner de ce revirement de la part des Emirats ? En aparté, face à l’échec évident de l’opération dite « Tempête décisive » lancée par le Prince héritier Mohammed Ben Salmane en 2015, des officiels émiratis confient vouloir désormais tenter « une stratégie privilégiant la paix ». En dépit d’une supériorité militaire, l’Arabie Saoudite et ses alliés sunnites n’ont pas réussi à réduire les Houthis chiites à néant, la guérilla perdure, la situation humanitaire s’aggrave de jour en jour. De toute évidence, les Emirats préfèrent désormais protéger leurs propres intérêts sur la scène internationale : de nombreux sénateurs américains, critiques du soutien militaire apporté par les Etats-Unis à l’Arabie Saoudite, souhaitent faire de la guerre au Yémen un enjeu de la campagne présidentielle de 2020. Soucieux d’éviter d’apparaître comme les co-responsables d’une guerre sale qui aura causé près de 100 000 morts (selon les estimations les plus récentes, largement revues à la hausse), la destruction d’un patrimoine précieux et surtout une crise humanitaire sans précédent qui affame des millions d’enfants, les Emirats se désolidarisent donc progressivement de leur belliqueux allié saoudien.
De fait, la décision des Emirats affaiblit très fortement l’Arabie Saoudite au Yémen mais aussi dans la région, et pourrait avoir de nombreuses conséquences.
Au Yémen, le retrait émirati apparaît comme une victoire pour les Houthis, qui exigent désormais un départ de toutes les forces militaires étrangères du pays. Les attaques de jeudi dernier confirment leur stratégie d’inflexibilité et risquent fort de paniquer un gouvernement déjà bien mal en point. Sans les Emirats, les Saoudiens perdent tout espoir de reconquérir les territoires du nord occupés par les Houthis.
Dans le Golfe Persique, Abou Dhabi se trouve géographiquement au cœur des tensions grandissantes entre les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite d’un côté, et l’Iran de l’autre, fortement soutenu par les Houthis chiites qui menacent les frontières émiraties. Là encore, son intérêt est bien d’opter pour la diplomatie plutôt que pour la guerre, et de tenter par tous les moyens d’enrayer la montée des violences.
Les Saoudiens font porter la responsabilité de ces attaques à l’Iran. Mais faut-il encore rappeler que la guerre du Yémen est le terrain d’une guerre par procuration contre Téhéran, presque idéologique, lancée par un Prince héritier qui espérait écraser les rebelles en quelques mois et ainsi affirmer la supériorité de l’Arabie Saoudite face à son rival ? La réalité s’est chargée de rappeler que les guerres ont des issues plus qu’incertaines. Les Emirats l’ont compris, et si leur décision est particulièrement importante, c’est qu’elle peut ouvrir la voie à des négociations et à la fin de la guerre au Yémen. Qui sait si les Emirats ne pourraient pas alors jouer également un rôle de médiateur et apaiser les tensions dans le Golfe Persique, face à une Arabie Saoudite vaincue au Yémen, et dont la voix perdrait alors largement en influence ?
Par Ardavan Amir-Aslani.
Paru dans Le Nouvel Economiste du 7/08/2019.